Après des années d’abattement, l’Europe vit un nouvel élan. La fenêtre de tir sera de courte durée et il faut dès maintenant fixer les priorités, notamment en matière économique et en politique étrangère.
Alors que l’économie de la zone euro redémarre enfin, ce n’est pas le moment de s’auto-congratuler. L’architecture de la monnaie unique demeure fragile et elle doit faire face à de multiples problèmes toujours pas résolus dans les Etats membres.
Ces derniers doivent continuer à atténuer les fragilités qui menacent l’euro. La faillite de Banco Popular en Espagne a montré que les nouvelles règles de restructuration bancaire (qui font payer avant tout les actionnaires et les créanciers des banques) peuvent fonctionner. Les problèmes bancaires résiduels dans d’autres pays obèrent la croissance européenne et doivent être résolus de toute urgence. Par ailleurs, les gouvernements doivent se préoccuper davantage d’une productivité en berne, du manque d’innovation et du sous-investissement, dans le secteur public comme dans le secteur privé.
Toutefois, il est tout aussi important de compléter l’architecture institutionnelle de la zone euro. L’organisation maastrichtienne s’est révélée inadaptée : une politique monétaire unique sans stratégie macroéconomique (au-delà des règles pays par pays inscrites dans le pacte de stabilité et d’un Semestre européen peu efficace) n’a pas permis d’éviter la longue période de croissance faible dont nous sortons à peine. Il existe une solution intermédiaire entre l’union politique et le modèle bancal de Maastricht, qu’il faut construire par des projets concrets.
Finaliser l’union bancaire
Une priorité pour la zone euro est de finaliser l’union bancaire. Pour cela, il faut avancer simultanément sur la réduction des risques (par exemple en sécurisant les bilans bancaires) et le partage des risques (via un dispositif d’assurance mutuelle). Cela implique à la fois de diversifier les bilans bancaires (pour réduire l’exposition des banques au risque sur la dette publique nationale) et aussi de mettre en place un filet de sécurité budgétaire commun, au travers par exemple d’un Fonds monétaire européen issu de l’actuel Mécanisme européen de stabilité. L’Allemagne et la France sont encore divisées sur ces sujets, en particulier sur l’utilité de disposer en Europe comme aux Etats-Unis d’un actif « sûr » pour stabiliser le système financier. Il faut trancher ce débat le plus rapidement possible.
Un autre projet clé de la zone euro est une véritable intégration des marchés de capitaux qui permettrait une meilleure assurance face à des chocs économiques dans chaque pays et une convergence à long terme. Les propositions actuelles de la Commission européenne sont insuffisamment ambitieuses. Le Brexit accroît la nécessité d’avancer rapidement sur le sujet et d’envisager, par exemple, une surveillance commune des marchés financiers.
Enfin, une autre question urgente est la crédibilité du cadre budgétaire. Il est peu probable que l’Allemagne et la France puissent un jour s’entendre sur une véritable coordination de leurs politiques budgétaires. Le compromis qui nous paraît souhaitable est une responsabilité accrue de chaque Etat face à ses créanciers, en contrepartie d’une intrusion moindre de la Commission européenne dans les affaires nationales. La responsabilité implique que les créanciers privés qui ont prêté à des Etats trop endettés puissent ne pas être remboursés entièrement.
Cependant, introduire la possibilité d’un défaut sur les dettes publiques nationales devra se faire très progressivement en raison des risques d’instabilité financière qui en résulteront. Cette possibilité devra s’accompagner d’un soutien renforcé au niveau européen, par exemple sous la forme d’un budget d’investissement en infrastructures qui soutiendra l’activité locale en cas de crise. Une union bancaire solide est cohérente avec ce compromis parce qu’elle réduira le lien entre risque bancaire et risque souverain au niveau de chaque pays et donc le risque systémique. Cela devrait limiter, à terme, le besoin de renflouement en cas d’insolvabilité d’un Etat de la zone euro par ses partenaires – une préoccupation légitime de l’Allemagne.
Une politique étrangère européenne
Cela fait des années que l’Europe rêve d’une politique étrangère cohérente. Aujourd’hui, le monde est en plein bouleversement et l’Europe doit trouver une réponse, en commençant par la gestion des flux de réfugiés, une politique d’immigration commune et la protection de ses frontières. Mais l’Europe doit aussi faire face à un allié américain devenu difficile, tenté par le protectionnisme et reniant ses engagements en matière de climat. Dans le même temps, la Chine et d’autres pays émergents s’affirment sur la scène internationale en matière de commerce, d’investissement et de gouvernance. Il est temps de repenser la stratégie internationale de l’Union européenne autour de deux priorités.
Premièrement, l’UE doit restaurer sa crédibilité en matière de négociations commerciales - une crédibilité sérieusement endommagée par la difficile ratification de l’accord CETA avec le Canada. L’UE devrait se présenter comme un bloc, sans naïveté face aux pratiques agressives de certains partenaires dans le monde. Elle devrait faire un usage plus énergique de ses propres règles de concurrence vis-à-vis de concurrents étrangers à capitaux publics, et trouver un moyen de contrôler les investissements directs étrangers dans les secteurs stratégiques. Au niveau individuel, les Etats membres ont peu de poids. C’est à l’Europe de les représenter sur ces dossiers stratégiques.
Deuxièmement, l’UE doit se mettre à niveau en matière de capacité d’intervention hors de ses frontières. L’initiative récente dans le domaine de la défense est une bonne nouvelle. La coopération sur les équipements et sur la recherche améliorera l’efficacité de la dépense européenne en matière de défense. C’est exactement le type de projet concret dont a besoin l’Europe. Il ne faut toutefois pas se leurrer : cette coopération ne remplacera pas l’OTAN de sitôt.
La « destruction créatrice »
Le même type de démarche devrait être poursuivi pour relancer la croissance en Europe, qui a été particulièrement décevante ces dernières années. Le marché unique est loin d’être achevé, notamment dans le domaine des services et du numérique, où d’importantes réserves de croissance ne demandent qu’à être exploitées. Il faut toutefois se rappeler que c’est par un processus de « destruction créatrice » que l’intégration économique élèvera la productivité : certaines entreprises prospéreront tandis que d’autres péricliteront. Les citoyens ont raison de s’en méfier car personne ne sait à l’avance qui sera gagnant et qui sera perdant.
C’est pourquoi la coopération fiscale et sociale est un complément indispensable à une relance du marché unique. Les Etats membres doivent préserver leurs marges de manœuvre fiscales et sociales pour gérer la transformation économique, et notamment prendre en charge les « perdants » de l’intégration. Cela pourrait passer par exemple par une assiette commune de l’impôt sur les sociétés, afin de décourager les stratégies d’évitement de l’impôt par les multinationales. Plus généralement, l’UE doit promouvoir un ambitieux programme contre l’évasion fiscale, mais aussi en matière de formation et de lutte contre la fraude sociale (en commençant par la fraude aux cotisations sociales pour les travailleurs détachés).
L’Europe a devant elle une fenêtre d’opportunité pour agir. Il ne faut pas la gâcher par des débats théoriques sur l’objectif final de l’intégration européenne. L’UE demeurera une entité sui generis, ni fédération ni simple coordination entre Etats. Nos dirigeants ne doivent pas rater cette opportunité de réformer l’Europe, à travers des projets concrets qui parleront aux citoyens.
Les signataires de cette tribune sont : Agnès Bénassy-Quéré, présidente déléguée du Conseil d’analyse économique, Paris ; Michaël Hüther, directeur de l’Institut der deutschen Wirtschaft, Cologne ; Philippe Martin, professeur d’économie, Sciences Po, Paris ; Guntram Wolff, directeur du think tank Bruegel, Bruxelles.