Connaissez-vous une personne non susceptible de conflit d’intérêts ayant sur l’Europe des idées claires et pas trop partisanes, fondées sur une connaissance approfondie des dossiers ? Non, je parie. Peut-être une telle personne existe-t-elle, peut-être même y en a-t-il plusieurs, mais, en ce cas, elles sont bien rares et se font des plus discrètes. Sur cette question cruciale, nous en sommes réduits à capter, ici ou là, des bouts d’information mal digérée, des idées inachevées, des opinions à l’emporte-pièce. Et, pendant ce temps, aurait dit Fellini, «la nave va».
Dans un article récent, publié dans la New York Review of Books, Thomas Piketty observe à propos de l’eurozone : «Nous avons une monnaie commune avec dix-neuf dettes publiques différentes, dix-neuf taux d’intérêt sur lesquels les marchés financiers sont entièrement libres de spéculer, dix-neuf taux d’imposition des entreprises dans un contexte de compétition sans contraintes, sans filet de sécurité sociale ni standards communs en matière d’éducation. Cela ne peut pas marcher et ne marchera jamais.»
Un peu plus tôt, dans le même journal, George Soros exprimait son inquiétude. «Comme Angela Merkel l’a prédit, l’Europe est au bord de l’effondrement.» Le financier philanthrope évoque ses principales préoccupations : la crise de l’euro a transformé l’Union européenne en une relation inégale entre créanciers et débiteurs, l’Europe répète avec l’Ukraine l’erreur qu’elle a commise avec la Grèce, la crise des réfugiés a montré notre impuissance à établir une politique commune, le modèle de la société ouverte est battu en brèche par la Hongrie et la Pologne, partout les nationalismes centrifuges ont le vent en poupe.
Ces remarques n’épuisent pas le sujet. Neuf membres de l’Union européenne ne sont pas dans la zone euro. Et 40 % du budget va à l’agriculture, qui représente 2 % de l’emploi et 3 % du PIB ; et 80 % de ces subsides vont à 80 % des agriculteurs les plus riches. La politique énergétique atteint un niveau d’absurdité comparable, avec un prix de l’électricité sans rapport avec le coût réel, des subventions massives aux producteurs les moins efficaces, et un beau désordre suivant les pays. Il n’y a pas de marché commun du travail, pas d’Europe bancaire (même dans la zone euro, on ne peut toujours pas faire de chèque à un ressortissant d’un autre pays). Il n’y a ni Europe des hôpitaux ni Europe des universités. Une politique du médicament en trompe-l’œil, pas de politique commune en matière de toxicomanie ou de productions culturelles. L’Union européenne n’a pas su prendre une position cohérente et ferme à l’égard de Poutine ou d’Al-Assad à l’extérieur, d’Orbán à l’intérieur.
On pourrait allonger la liste, et faire valoir, a contrario, quelques réels succès, qui mériteraient un autre article. Mais le bilan est lamentable, et l’on comprend la perplexité des électeurs britanniques sur la perspective d’un Brexit.
L’une des idées les plus curieuses à avoir émergé ces derniers temps est celle de créer un «Parlement de la zone euro». Cela rappelle un peu les épicycles que les astronomes rajoutaient au système de Ptolémée pour rendre compte des dysfonctionnements d’un monde fondé sur la centralité de la Terre. Comme la machine à gaz européenne ne fonctionne pas, ajoutons-lui encore une annexe. Le comble est d’entendre certains partisans de cette idée la réduire à un conclave formé des eurodéputés de la zone. «Il y a sûrement d’autres idées», a dit ironiquement Angela Merkel à propos de ce projet. Mais lesquelles ? On se perd en conjectures. Peut-être pourrait-on commencer par supprimer le Parlement européen ? Il a zéro crédibilité, brouille les cartes et coûte cher. Le supprimer aurait un avantage : montrer que le roi est nu. Le roi, c’est-à-dire ce Léviathan sans tête, constitué de vingt-huit Etats, dont neuf battent leur propre monnaie, tant bien que mal réunis dans la «Commission», une caricature de bureaucratie, otage de lobbyings en tout genre. Laquelle, cerise sur le gâteau, administre des leçons de vertu aux Etats jugés mauvais élèves.
Un 25 février, mais c’était il y a cent soixante et un ans, en 1855, Victor Hugo, exilé à Jersey, exposait, devant une poignée d’autres Français, sa vision de ce qu’il appellera plus tard les Etats-Unis d’Europe : «Le groupe européen n’étant plus qu’une nation, l’Allemagne serait à la France, la France serait à l’Italie ce qu’est aujourd’hui la Normandie à la Picardie et la Picardie à la Lorraine.» Ah ! Qu’elle est belle cette idée. Nous faudra-t-il encore cent soixante et un ans pour la voir se réaliser ?
Olivier Postel-Vinay, fondateur et directeur du magazine «Books»