Ainsi donc les pays européens enchaînent les plans de rigueur. On voit se multiplier les mesures drastiques, comme la baisse du salaire des fonctionnaires, que l’on avait oubliée depuis les fameux décrets-lois Laval de 1935. Et dont on avait appris à l’école qu’elles se terminaient toujours par des désastres. Le plus probable est que cela ne fera qu’exacerber la récession, et qu’on se retrouvera avec des déficits encore plus élevés qu’au début du film.
Comment en est-on arrivé à une situation aussi absurde, et surtout que faire ? La priorité absolue doit être la constitution d’une puissance publique européenne capable de lutter à armes égales avec les marchés financiers. Et si cela doit passer par l’examen des projets de lois de finances nationaux par les institutions européennes, à commencer par le Parlement européen, eh bien allons-y.
Cela n’a aucun sens de continuer de laisser les marchés, qui ne savent même pas mettre un prix sur les produits financiers qu’ils ont eux- mêmes créés, spéculer sur les titres de la dette publique de vingt-sept Etats membres. En créant l’euro, on pensait avoir réduit leurs marges de manœuvre. De fait, la situation serait encore pire aujourd’hui si les marchés pouvaient jouer sur les taux de change du franc, du mark et de la lire.
Mais il faut maintenant passer à l’étape suivante, à savoir l’émission d’une véritable dette publique européenne. L’Union européenne (UE) pourrait ainsi reprendre à son compte le surplus d’endettement créé par la crise de 2008-2010, soit entre 20 et 30 points de produit intérieur brut (PIB) suivant les pays. Cela permettrait à chaque Etat membre d’assainir durablement ses finances publiques, et de repartir du bon pied.
On s’oriente progressivement vers cette solution, tant elle est évidente. Les dirigeants européens semblent enfin prêts à sortir du juridisme et à faire preuve de souplesse dans l’interprétation des traités, qui en vérité autorisent à peu près tout face à des circonstances exceptionnelles. Mais cela va beaucoup trop lentement. On s’est extasié un peu vite sur le plan de 750 milliards d’euros annoncé le 10 mai. Cela ne représente en réalité qu’à peine plus de 5% du PIB européen. Surtout, il s’agit pour l’essentiel d’engagements extrêmement flous. La seule enveloppe à peu près claire concerne les 50 milliards d’euros (moins de 0,5 point de PIB européen) que la Commission aura le droit d’emprunter directement au nom de l’UE. Pour le reste, il s’agit de vagues promesses portant sur d’éventuels prêts bilatéraux entre Etats, possiblement abondés par le Fonds monétaire international (FMI), dont on pourrait très bien se passer. Ce n’est pas avec de telles usines à gaz que l’on va calmer la spéculation.
Il faudra aussi clarifier la question du financement. Supposons que l’UE reprenne à son compte 20 points de PIB de dette publique nationale. Sur quelles ressources remboursera-t-elle cette dette ? Chaque pays contribuant au budget européen en proportion de son PIB, on pourrait croire que le serpent se mord la queue, et que l’on n’a rien résolu. Au lieu de devoir augmenter les impôts nationaux, il faudrait créer un impôt européen (par exemple, un taux de 10% sur les bénéfices des sociétés européennes serait amplement suffisant), ce qui serait déjà un progrès. Surtout, le point clé est qu’une dette publique européenne permet d’emprunter à des taux plus faibles. D’autant plus que la Banque centrale européenne (BCE), qui a déjà commencé à acquérir de la dette publique nationale, n’aura d’autre choix que de soutenir l’opération en achetant la dette européenne à faible taux. C’est exactement ce que fait la Réserve fédérale américaine (FED) depuis début 2009 : en achetant à 0% des centaines de milliards de bons du trésor, elle allège le fardeau des contribuables américains, et permet de sortir de la récession plus vite qu’en Europe. Dans les circonstances actuelles, il n’existe pas d’autre solution que de monétiser une partie de la dette publique.
Et, contrairement à une idée tenace, la planche à billets ne se traduira pas par une inflation massive : quand on est au bord de la dépression, il faut surtout éviter d’entrer dans une spirale déflationniste. Entre septembre et décembre 2008, la BCE et la FED ont créé près de 2 000 milliards d’euros de monnaie nouvelle (10 points de PIB européen et américain), pour les prêter à 0% aux banques privées. Cela a permis d’éviter les faillites en cascade, sans inflation supplémentaire. Il faut aujourd’hui faire de même pour sauver les Etats. Parions que l’on finira par arriver à cette solution, mais que cela prendra encore quelque temps.
Thomas Piketty, directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’Ecole d’économie de Paris.