L'Europe de l'Est, vingt ans après

Le 20e anniversaire de 1989 semble marqué par la "confusion des sentiments". Il révèle aussi un contraste entre ce qui était jusqu'alors deux parties séparées du Vieux Continent. A l'Ouest, on commémore surtout la chute du mur de Berlin, symbole par excellence de la fin de la guerre froide. A l'Est, on commémore d'abord l'effondrement du communisme et de l'empire soviétique, aboutissement d'un processus que jalonnent les crises de Budapest en 1956, de Prague en 1968 etla naissance de Solidarnosc en 1980-1981.

L'ambivalence des commémorations tient en partie au décalage inévitable entre les espoirs nés dans l'euphorie de 1989, les difficultés d'une longue transition et les réalités plus prosaïques d'aujourd'hui. Plus profondément, il s'agit d'un désenchantement après l'épuisement d'un cycle combinant la démocratie, le marché et l'intégration européenne, qui fut la matrice de la grande transformation des deux décennies écoulées.

Pour autant, hormis la tragédie yougoslave, les scénarios pessimistes ont été évités. Car si les populations sortant du communisme avaient sans doute des attentes démesurées, une partie des élites et les experts occidentaux doutaient de la possibilité de mener à bien simultanément le passage de la dictature à la démocratie et celui de l'économie étatisée au marché. On savait transformer un aquarium en soupe de poisson, mais on n'avait jamais fait l'inverse. L'avenir de l'Est, disait-on, risquait de ressembler au Sud plutôt qu'à l'Ouest. Pas plus que la vision euphorique de la démocratie réinventée dans les retrouvailles européennes, le scénario-catastrophe ne s'est réalisé.

L'avènement de la démocratie sur les ruines de l'empire totalitaire n'a pas été un événement avec un début inattendu (la chute du Mur) et une fin heureuse (la dissolution de l'URSS à Noël 1991). C'est un processus encore inachevé de transformation qui dessine les contours d'une nouvelle géographie européenne. Trois trajectoires distinctes ont, depuis, contribué à façonner cette nouvelle carte ; elles posent des défis différents à l'Europe.

L'Europe centrale est de retour, ni comme nostalgie d'un passé révolu ni comme utopie d'une "troisième voie", mais comme success story de la transition démocratique : une élection à Prague ou à Budapest est un enjeu de gouvernement et non de régime. Des pays baltes à la Slovénie, la démocratie a trouvé son ancrage dans l'Union européenne.

Dans les Balkans, les grands oubliés des commémorations de 1989, la transition à la démocratie fut dévoyée ou retardée par la question nationale. Tant qu'il n'y a pas consensus sur le cadre territorial de la démocratie, il est improbable de réussir à légitimer ses institutions. Comment établir un Etat de droit si l'on ne sait pas quel Etat on construit ? Dans l'ex-Yougoslavie, la Bosnie, le Kosovo, et par conséquent la Serbie, sont encore des Etats inachevés.

La Croatie suggère une voie possible pour les pays de la région : ne pas attendre que des nationalistes autoritaires soient remplacés par des démocrates libéraux désireux de promouvoir la séparation des pouvoirs et la société civile, mais par des nationalistes devenus "eurocompatibles". On observe en Croatie et même en Serbie la même logique qui fut à l'oeuvre il y a une décennie en Slovaquie puis en Roumanie et en Bulgarie : même les élites autoritaires et nationalistes acceptent les contraintes européennes, car le coût économique, politique et diplomatique du non-élargissement devient trop élevé.

La périphérie de l'ex-Union soviétique est le troisième cas de figure. Des "révolutions de couleur", rose en Géorgie en 2003, orange en Ukraine fin 2004, et plus récemment en Moldavie, ont soulevé l'espoir d'une seconde vague de démocratisation. La comparaison parfois suggérée avec les "révolutions de velours" de 1989 en Europe centrale tient, selon Vaclav Havel, à l'ampleur d'une mobilisation populaire et pacifique qui réussit à faire reculer le pouvoir en place. Mais, selon Havel, la différence essentielle vient de ce que 1989 était une révolution contre le communisme, alors que les révolutions récentes le sont contre le postcommunisme, ce mélange de régime autoritaire et de capitalisme mafieux.

Deuxième différence importante : alors que le régime communiste s'imposa durant quarante ans en Europe centrale, il le fit pendant trois quarts de siècle en URSS. Mais surtout, comme l'a rappelé la Géorgie en 2008, dans cette zone charnière où la périphérie de l'ex-Union soviétique est désormais aussi le voisinage de l'Union européenne, l'enjeu de la démocratisation se heurte à l'affirmation de sa sphère d'influence par une Russie elle-même "en transition vers l'autocratie", selon l'expression de Pierre Hassner.

Ces trois trajectoires de l'après-1989 représentent chacune un défi différent pour l'UE : celui de l'élargissement pour l'Europe centrale ; celui d'un possible passage du protectorat européanisé à l'intégration dans l'Union ; enfin, celui de la définition d'une stratégie européenne envers la Russie. Elles rappellent surtout, à travers des itinéraires aussi contrastés, que la sortie du totalitarisme ne menait pas nécessairement à la démocratie.

La bonne nouvelle, c'est que ceux qui, dans les Balkans ou dans l'ex-URSS, avaient échoué dans leur transition il y a vingt ans ont, en partie grâce à l'attrait de l'Europe, une seconde chance. La mauvaise nouvelle, c'est qu'en Europe centrale, au lieu de célébrer une transition exemplaire à la démocratie, on découvre que celle-ci souffre déjà de fatigue prématurée.

Au lendemain de 1989, l'espoir existait que "l'invention de la démocratie" à l'est du continent apporte un souffle nouveau aux vieilles démocraties de l'Ouest. Or c'est l'"imitation démocratique" des modèles occidentaux qui a prévalu, au moment même où ces modèles étaient sujets à la "crise de la représentation démocratique". Ses symptômes nous sont familiers : baisse de la participation, zapping électoral, discrédit des partis politiques, fossé entre les élites politiques et les citoyens, etc. Les nouvelles démocraties d'Europe centrale les ont fidèlement reproduits : la confiance dans les partis politiques y oscille entre 10 % et 15 % ; celle dans les gouvernements, les parlements ou les administrations est à peine plus élevée.

C'est au lendemain de l'adhésion à l'Union européenne en 2004 que cet épuisement des élites politiques qui ont conduit la transition post-1989 est devenu visible. Elle s'est souvent traduite par des poussées populistes et nationalistes, dont l'arrivée au pouvoir des frères Kaczynski en Pologne a constitué la variante la plus flamboyante. Les populistes ne sont pas hostiles à la démocratie (au contraire, ils invoquent constamment la souveraineté du peuple), mais au consensus libéral des élites qui a prévalu depuis 1989 sur les réformes nécessaires à l'intégration dans le marché international et l'UE. La lutte anticorruption, l'instrumentalisation de la décommunisation ("lustration") et le nationalisme sont les ingrédients privilégiés des campagnes populistes contre les élites usées de la transition.

Mais ils incriminent également le "péché originel" de 1989, à savoir le compromis entre les élites modérées de l'appareil communiste et de la dissidence. Il n'est donc pas inutile de revenir sur les rôles respectifs des deux protagonistes du changement de régime. Une interprétation sommaire de 1989 pouvait se résumer ainsi : la culture démocratique des sociétés centre-européennes, dont la dissidence était le porteur, triomphait de la structure communiste en décomposition. Il s'est avéré par la suite - à Prague, à Budapest ou à Varsovie - que, dans la compétition électorale, les structures partisanes se sont montrées plus efficaces que les ex-dissidents, porteurs d'une culture politique démocratique. La professionnalisation de la politique a favorisé les premières et accéléré l'éclipse des seconds. Cela renvoie à un débat plus ancien : la dissidence était-elle le sommet de l'iceberg, exprimant les aspirations de la société entière, ou avait-elle toujours été un ghetto vertueux dans une société plus malléable ? Lors de la "révolution de velours" de 1989, c'est la première version qui s'imposa. Aujourd'hui, on ne peut aisément écarter la seconde...

Si l'héritage de la dissidence est marginalisé, celui des ex-communistes ne se porte guère mieux. En Europe centrale, ils se sont reconvertis dans la social-démocratie ; dans les Balkans, dans le "nationalisme, stade suprême du communisme", selon l'excellente formule d'Adam Michnik. Ils ont accepté l'alternance démocratique, l'économie de marché et la communauté euro-atlantique. Le Parti communiste tchèque, qui a fièrement gardé son nom et sa politique à l'ancienne, reste l'exception qui confirme la règle.

Leur contribution à la crise de confiance actuelle tient moins à leur réticence évidente à revisiter leur passé d'avant 1989 qu'à la rapidité de leur reconversion sans foi ni loi à un capitalisme à visage nomenklaturiste et à des pratiques passablement corrompues.

Il est d'usage, à la suite des travaux de Robert Putnam, d'insister sur l'importance du "capital social", les réseaux fondés sur le lien et l'engagement civiques pour forger une culture démocratique et la confiance dans les institutions politiques occidentales. En Europe de l'Est ex-communiste, ce "capital" est de nature différente. Les réseaux hérités du passé sont corrompus et basés sur le contournement de la loi et des institutions. Ils sapent la confiance dans l'Etat de droit et sont un ingrédient majeur du désenchantement démocratique à l'arrière-plan des commémorations de 1989.

A quoi s'ajoute la crise économique et financière actuelle. Des privatisations corrompues pouvaient être acceptables en période faste, pas en temps de crise. En 1989, les pays d'Europe centrale se sont assez logiquement tournés vers le modèle libéral d'économie de marché comme antidote absolu à l'ancien régime étatiste et planificateur en faillite. Au nom de la démocratie et de la reconquête des libertés, les libéraux politiques (comme Havel ou Geremek) convergent alors avec les libéraux économiques (comme Balcerowicz en Pologne) pour démanteler l'emprise de l'étatisme totalitaire. "La troisième voie mène au tiers-monde", disait Vaclav Klaus à Prague. L'échec des réformes antérieures du système comme le consensus de Washington (Fonds monétaire international, Banque mondiale) favorisa l'adoption d'un modèle basé sur les privatisations rapides, la dérégulation et l'ouverture des marchés.

Selon la formule de Larry Summers, alors à la Banque mondiale, aujourd'hui conseiller d'Obama : "Répandez cette vérité : les lois de l'économie sont comme celles de l'ingénierie. Un même type de loi marche partout." Et force est de constater que, du moins en Europe centrale, l'adoption du modèle libéral jouant sur la flexibilité du marché du travail et un faible niveau d'imposition ont attiré les investissements et donné pendant plus d'une décennie des taux de croissance deux ou trois fois supérieurs à ceux de l'Europe occidentale.

Si les poussées populistes annonçaient une première remise en cause du dogme économique, la crise économique et financière mondiale a provoqué un choc. D'abord parce qu'on ne l'avait pas vu venir : quand on sort du communisme, on n'imagine pas que le capitalisme puisse être malade (c'était la propagande communiste). Mais surtout parce que les deux pays les plus touchés sont précisément ceux qui servaient de référence : les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Le modèle imité n'est plus un modèle, l'Etat est de retour pour sauver le capitalisme, et même les pays du Centre-Est européen (sauf la Pologne) découvrent qu'ils ne peuvent se protéger des effets de la crise ni construire le "capitalisme dans un seul pays".

Avec la crise, un débat écarté au lendemain de 1989 est en train de revenir : pas sur la nostalgie du socialisme, mais sur le type de capitalisme le mieux adapté à ces pays désormais intégrés à l'économie européenne. Au risque de bousculer les clivages paradoxaux que l'on observait jusqu'à présent : la gauche culturelle était économiquement à droite (favorable au marché), et, inversement, la droite culturelle et les nationaux-conservateurs (comme les frères Kaczynski ou le Fidesz de Victor Orban en Hongrie) étaient économiquement à gauche (étatistes). Le débat sur la "variété des capitalismes" pourrait devenir, demain, un élément important de la recomposition du paysage politique.

Reste la question de l'Europe et de ses limites. Le processus d'élargissement à l'Est de l'UE était l'un de ses plus grands succès depuis la chute du Mur. Réponse à la fin de la division du continent, l'ancrage européen a apporté une contribution majeure à la stabilité et à la démocratisation de l'"autre Europe". Car la première condition non négociable pour rejoindre l'UE est la démocratie, et cet impératif a été un levier important dans la construction d'Etats de droit. La transformation de l'est du continent s'est confondue avec l'intégration avec l'Ouest, et l'adoption des normes européennes a fait partie du processus d'imitation déjà évoqué. La "puissance transformatrice" de l'UE agit par l'attrait de son modèle sur sa périphérie. "Magnet Europa", disait Adenauer. Cela reste vrai vu de l'extérieur.

Vu de l'intérieur, c'est moins évident. Le paysage après la bataille à l'Est pose en effet deux questions à l'Union : peut-on poursuivre dans les Balkans ce que nous avons accompli en Europe centrale ? Peut-on favoriser les transformations dans le voisinage oriental de l'Union, en Ukraine et autour de la mer Noire sans offrir une perspective, même lointaine, d'intégration ? Le cas-test, c'est les Balkans. En 1989, la plupart des spécialistes plaçaient la Yougoslavie parmi les pays les mieux placés pour une future reconnexion avec l'Europe occidentale. L'éclatement violent et la recomposition de la carte politique de la région en ont décidé autrement. La cohérence politique voudrait aujourd'hui que l'on parachève l'intégration de cette région par la Pax europea.

Mais même si ce scénario optimiste devait se réaliser, tout le monde sent que l'élan de l'élargissement s'épuise et que le grand cycle d'expansion de l'Union touche aussi ses limites. Depuis l'effondrement de l'empire soviétique et les "révolutions de velours", on assiste à l'épuisement du triple cycle qui a dominé l'après-1989 : des transitions démocratiques à la fatigue prématurée de la démocratie ; d'un passage rapide à l'économie de marché à la crise du modèle libéral qui servait de référence ; de l'intégration à l'UE des nouvelles démocraties à la découverte des limites internes et géopolitiques de la puissance transformatrice de l'Union.

Cela peut conduire à deux conclusions opposées. Soit on salue la banalisation de la démocratie à l'Est : s'ils souffrent déjà des mêmes maux, c'est qu'ils ont vraiment parachevé leur apprentissage. Soit on s'inquiète de la vulnérabilité des nouvelles démocraties face aux effets de la crise là où l'ancrage institutionnel social reste fragile. Une chose est certaine : s'ils découvrent la crise du modèle économique ou politique libéral épousé en 1989, ils partagent désormais aussi la quête d'un nouveau paradigme démocratique.

Jacques Rupnik, directeur de recherche à l'Institut d'études politiques de Paris.