L’Europe divise la gauche de gauche

La réunion pour un plan B, qui s’est tenue à Paris, a été largement ignorée par les médias français ; la réunion pour la démocratie en Europe, à Berlin, a été bien mieux traitée. Pourtant, on ne peut bien comprendre chacune d’elles qu’à la lumière de l’autre. Les deux événements illustrent la largeur du spectre des positions de la gauche (de gauche) sur la question de l’intégration européenne. Elles partent de constats relativement proches sur le caractère non démocratique des décisions de politique économique prises en Europe, mais les participants de chacune des réunions tirent des conclusions très différentes sur la marche à suivre. Ce grand écart est le problème numéro 1 pour l’émergence d’un mouvement de résistance à la transformation néolibérale des sociétés européennes.

La réunion de Paris était centrée sur les questions économiques. Comme le soulignait l’intitulé de la réunion, l’idée d’un plan A qui serait d’aller vers plus d’intégration européenne pour corriger les défauts de la zone euro et rendre possible un «autre euro» est abandonnée. En raison des divergences entre les pays sur ce que devrait être le modèle économique et social européen, le fédéralisme fiscal est inenvisageable, et on peut craindre que les tentatives d’en instaurer un se révèlent in fine peu démocratiques. D’où la nécessité d’un ou plusieurs plan(s) B impliquant un retour plus ou moins complet à des monnaies nationales.

Le lancement de DiEM25 à Berlin, à l’initiative de l’ancien ministre grec des Finances, Yánis Varoufákis, fait le constat de l’absence de démocratie dans la prise de décisions politiques et la capture du pouvoir par une technocratie dissimulant ses options politiques sous des arguments techniques ou juridiques. Cette Europe, c’est Jean-Claude Juncker qui en parle le mieux : «Il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens.»

DiEM25 propose d’initier un processus démocratique en Europe, et notamment de parvenir à une Assemblée constituante qui aurait pour tâche d’écrire une future Constitution démocratique qui remplacerait l’ensemble des traités européens existants d’ici 2025. Comme on le voit, il s’agit d’un projet ambitieux, peut-être trop d’ailleurs. Mais on peut tout d’abord remarquer que, malgré le fait que Varoufákis soit un économiste, les problèmes économiques sont presqu’entièrement absents de DiEM25. Aucun des intervenants de la conférence de Berlin n’était économiste, à l’exception de James Galbraith, qui n’a évoqué que des problèmes assez généraux relatifs aux missions des banques centrales et l’absence de transparence de la BCE. Mais ce point est assez peu controversé, même parmi les économistes, et si une transparence accrue des institutions européennes est bienvenue, elle ne saurait à elle seule régler les problèmes qui occupaient l’essentiel des discussions de la réunion de Paris. Aucune solution concrète aux problèmes des déséquilibres des échanges intra-européens, de la concurrence fiscale, du chômage ou de la croissance n’a été évoquée à Berlin, la démocratie étant supposée régler tout, mais à un horizon assez éloigné tout de même. Or on peut penser que d’ici 2025, la gauche aura besoin de proposer quelque chose de plus concret, surtout si une crise bancaire éclate.

Un autre point de divergence entre les conférences de Paris et Berlin est celle de la souveraineté. Les différents plans B impliquent à des degrés divers une réappropriation nationale de certaines compétences alors que les participants de Berlin mettent en garde contre la tentation de bâtir des «forteresses nationales».

C’est certainement le pire des débats au sein de la gauche, qui voit s’opposer les internationalistes à ceux qu’ils accusent de dérives nationalistes. Il y a une confusion dans cette opposition. Pour les partisans des plans B, le «retour au national» n’est qu’un moyen de recouvrer des marges de manœuvre de politique économique, pas une fin. En revanche, pour les internationalistes prompts à fustiger les dérives «patriotardes» réelles ou supposées, l’union des peuples dans la fraternité est bien une fin.

Pour trouver une solution politique de gauche en Europe, il faudrait au minimum admettre la différence d’horizon temporel des deux projets évoqués. L’un propose des solutions imparfaites à l’urgence économique, l’autre un avenir radieux mais lointain.

Bruno Amable, professeur à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne.

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