L’Europe doit amorcer une triple conversion

En 1957, une idée du maire de Rome fut de faire sonner les cloches de la ville le 25 mars pour célébrer la signature des traités. Ce vacarme festif, expression du désir d’un nouveau départ, a de façon ironique inauguré une ère où l’Europe du marché a cherché son salut dans l’ennui silencieux. Ce spectacle sonore a donc précédé la construction d’une usine régulatrice laissant le public sans voix.

Personne ne contestera le succès d’une aventure qui a contribué à la prospérité et à la stabilité d’un continent ravagé par deux guerres mondiales, puis divisé par la guerre froide. Depuis 1989 toutefois, le monde a changé. L’heure n’est plus à la régulation, mais à l’action. Une révolte électorale sans précédent met l’Union à épreuve ; Farage, Le Pen, Wilders, Petry ou Salvini visent à détruire l’Union, sa monnaie, son marché, son unité face à Poutine. Même si le récent scrutin néerlandais a brisé la dynamique « Brexit-Trump » avec une nette victoire du centre-droit, la présidentielle française fait durer le suspense.

Pour répondre aux aspirations qui s’expriment à travers cette révolte, les 27 présidents et premiers ministres réunis le 25 mars en sommet à Rome, au lieu de professer des platitudes, devront amorcer une triple conversion européenne. La nouvelle Europe se doit de protéger, d’improviser et de permettre l’opposition. L’exact contraire de ce qu’elle sait faire avec talent : produire des libertés, de la prévisibilité et du consensus. A la fois difficile et indispensable, ce tournant ne relève pas de l’impossible. Il en va de la survie de l’Europe.

Equilibre

La protection, d’abord. L’Europe est la figure de proue de tous ceux qui aiment l’ouverture, l’échange, les opportunités offertes par le grand espace de libre circulation : entrepreneurs, étudiants, ­touristes, jeunes gens, polyglottes diplômés, personnes fortunées – ou les laissés-pour-compte qui n’ont rien à perdre. Encouragé par cet élan, Bruxelles a perdu de vue les citoyens plus sédentaires qui voient dans cette Europe non une opportunité, mais un « cheval de Troie de la mondialisation », menaçant leur emploi, leur sécurité, leur quotidien. Ce n’est pas tant une affaire des « élites » contre le « peuple » qu’une profonde divergence entre une moitié du peuple et l’autre moitié. Le référendum britannique s’est joué à 48 % contre 52 %. Afin de regagner la confiance des majorités, Bruxelles ne peut plus se contenter d’œuvrer uniquement pour sa propre « clientèle ». L’Union européenne doit trouver un meilleur équilibre entre les libertés qu’elle produit et la protection qu’elle offre.

Exemple emblématique : les frontières. Il n’y a pas d’espace commun libre de toute frontière intérieure si l’on ne partage pas la responsabilité relative aux frontières extérieures. A défaut, on perd tout Schengen. Dure réalité révélée par la crise des migrants de l’hiver 2015-2016. Depuis lors, les Etats membres prennent en main la frontière extérieure – timidement, certes. Parfois, la sagesse réside dans une forme de retenue, comme dans le domaine de la protection sociale. Puisque Bruxelles ne pourrait remplacer les Etats-providence nationaux sans devenir le super-Etat que les peuples refusent, le meilleur équilibre dont nous parlons suppose de mitiger les effets perturbateurs de nouvelles libertés sur les systèmes de protection sociale ou de santé publique existants. C’est tout l’enjeu de la libre circulation des travailleurs qui a tant préoccupé les électeurs britanniques pendant le référendum, et qui en préoccupe bien d’autres ailleurs. De tels dilemmes politiques sont avérés, il s’agit de les affronter à visage découvert.

Agir sans attendre

Improviser, ensuite. Que faire quand un pays membre de la zone euro risque de faire faillite et qu’il faut trouver 500 milliards d’euros en l’espace d’un week-end ? Que faire quand de mystérieux petits hommes verts envahissent un pays voisin à l’Est et qu’il faut s’accorder sans tarder sur des sanctions vis-à-vis de l’agresseur ? Que faire quand une foule de réfugiés affronte la Méditerranée et entame une marche à travers les Balkans, faisant fi des règles de Schengen ou de Dublin ? Ce sont là trois exemples récents ayant nécessité l’intervention des institutions et dirigeants européens, alors que le système traditionnel n’y était pas préparé : prendre des décisions et agir, sans disposer du temps ­nécessaire pour lisser les différends, ajuster les avis, se concerter, rédiger des ­Livres verts ou des Livres blancs…

Ces crises n’avaient pas (et n’ont pas) pour enjeu le fromage de chèvre ni le prix des céréales chers à la bonne vieille Communauté économique européenne (CEE), mais des milliards d’euros et la solidarité, la guerre et la paix, l’identité et la souveraineté. Sous la pression de ces crises, une « politique de l’événement » émerge peu à peu au sein de l’Union, sans se substituer à la « politique de la règle » du grand marché, mais en se manifestant à côté d’elle et en plus d’elle. Il s’agit d’une vraie métamorphose dont on n’a pas pris la mesure. L’Europe du marché est mal préparée pour faire face à l’adversité, aux dangers ou à l’imprévu. Mais parfois, on n’a pas le choix.

Qu’y a-t-il de pire, en effet, que de ne rien faire dans une situation d’urgence ? C’est dans de tels cas de figure que se cristallisent des formes de pouvoir exécutif, voire de nouvelles institutions. On comprend dès lors la place centrale du Conseil européen au sein duquel les plus hauts dirigeants nationaux, qui sont aussi les plus hauts responsables devant leurs opinions, affrontent ensemble les caprices de la fortune. Pendant la crise de l’euro, par exemple, les institutions bruxelloises n’avaient ni la légitimité ni les moyens financiers de dompter la tempête. Echappant au corset du traité, les chefs d’Etat ou de gouvernement peuvent défricher un territoire inexploré et entrer ensemble dans l’avenir. L’Europe qui agit ne peut se faire qu’avec les Etats et non contre eux.

Permettre l’opposition

Ainsi, une nouvelle Europe se profile. Protéger : on en reconnaît désormais le besoin ; improviser : les dirigeants le font dorénavant sous la pression des événements. En revanche, permettre l’opposition, dernier aspect de la métamorphose, cela demeure compliqué. Pourtant, cette question est tout aussi vitale que les autres. Tant qu’on n’admet pas de l’opposition politique organisée au sein de l’Union, celle-ci se fait contre elle. C’est ce phénomène auquel nous assistons aujourd’hui.

Alors que l’Europe du marché fondée à Rome faisait face tout au plus à de l’indifférence, à d’innocentes moqueries sur la forme des concombres, la nouvelle Europe, celle de la monnaie, des frontières et de la puissance, génère des pouvoirs et des contre-pouvoirs, des attentes élevées et une méfiance accrue. La « politique de l’événement » suppose des décisions qui ne s’inscrivent pas toutes dans les traités ni dans les avis des experts ; elles sont une réponse à la nécessité du moment, résultant d’un choc entre positions ou valeurs opposées. C’est pourquoi elles nécessitent l’accord du public. Un public qui, à l’occasion d’élections et de référendums nationaux, fait de plus en plus entendre sa voix. A juste titre : quand l’expertise réputée aller de soi perd son monopole, la contestation fait son apparition ; quand le pouvoir exécutif se manifeste, il doit pouvoir tabler sur un solide soutien du public.

Dissensus

On a déjà expérimenté les voies faciles pour créer une dynamique entre gouvernement et opposition, par exemple en passant par le Parlement de Strasbourg. Toutefois, la surenchère fédéraliste ne fait que renforcer le national-populisme antieuropéen et lit très mal les défis du moment. Qu’on arrête de brandir la menace d’excommunications et de réduire toute critique de Bruxelles à de l’« antieuropéanisme » ! Le consensus bruxellois étouffe la vie politique européenne.

Les grandes gueules du moment – de Tsipras et Varoufakis (crise de l’euro) à Viktor Orban (crise des réfugiés) – jouent un rôle important : elles rendent visibles aux yeux du public les vrais choix et dilemmes et cassent la logique de dépolitisation. Retour de l’histoire, renaissance du politique. En plus d’être un mécanisme de décision, la démocratie permet de mettre en scène et de gérer des conflits sociaux et politiques, voire d’en faire une source de liberté. Le dissensus peut donner à l’Europe la dynamique dont la politique de l’événement a tant besoin. Comme les deux autres, cette rupture présuppose une continuité avec les fondateurs de Rome sur un préalable essentiel : la conviction que ce qui nous unit, en tant qu’Européens, est plus fort que ce qui nous sépare.

Luuk Van Middelaar, philosophe, ancien conseiller à la présidence du Conseil européen. Il a été conseiller d’Herman Van Rompuy lorsque ce dernier était président du Conseil européen de 2010 à 2014. Cette tribune est publiée dans les six quotidiens partenaires du groupe Europa.

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