L’Europe doit construire la première Time Machine

Centre de données Google à Hamina en Finlande, le 17 octobre 2012. — © Connie Zhou / AP Photo
Centre de données Google à Hamina en Finlande, le 17 octobre 2012. — © Connie Zhou / AP Photo

Le projet Time Machine, en compétition dans la course pour les nouveaux FET Flagships, propose une infrastructure d’archivage et de calcul unique pour structurer, analyser et modéliser les données du passé, les réaligner sur le présent et permettre de se projeter vers l’avenir. Il est soutenu par 70 institutions provenant de 20 pays et par 13 programmes internationaux.

Le virage spatio-temporel de l’Internet

Durant les vingt dernières années, l’Internet et ses services se sont développés sans véritablement tenir compte de la dimension temporelle. Il nous donne aujourd’hui à voir un «Grand maintenant», infiniment dense et continuellement mis à jour. Les Big Data nous promettent une société où nous pourrions anticiper l’avenir, grâce à la puissance de calcul des superordinateurs et la collecte massive de données. Pourtant, à ne scruter que les palpitations du présent, la prédiction algorithmique marque déjà ses limites intrinsèques.

La dimension temporelle ne peut plus être ignorée. Le présent numérique, intense, et documenté à la seconde près, est déjà l’archive de son propre futur. Dans 50 ans, Facebook, s’il existe encore, documentera la vie de milliards de personnes décédées. Dans 50 ans, Google, s’il existe encore, sera avant tout une archive du web, de l’évolution territoriale et de nos écrits personnels. Aujourd’hui médiateurs de nos interactions quotidiennes, ils deviendront demain les dépositaires de notre patrimoine irrémédiablement privatisé. Le voulons-nous vraiment? Le souhaitent-ils eux-mêmes?

La seconde révolution de l’Internet commence maintenant, avec l’entrée en scène du temps comme principe d’indexation de l’information. Il ne s’agira plus simplement d’archiver ponctuellement les états de la machine-monde, mais de dresser un pont au-dessus du grand fossé qui sépare l’ère de l’information globalisée avec les époques précédentes, préinformatiques.

Les Big Data du passé

L’Europe est aujourd’hui la mieux placée pour réussir le virage spatio-temporel de l’Internet. La richesse de son passé est un de ses meilleurs atouts pour son futur. Les progrès de la robotique et de l’intelligence artificielle permettent d’envisager une infrastructure à l’échelle du continent pour numériser, analyser, reconstituer notre patrimoine millénaire. Il y a des kilomètres d’archives à traiter, des milliards de pages à transcrire, des centaines de villes à modéliser comme autant de nœuds d’un vaste réseau d’échanges constituant notre histoire commune.

Ces «Big Data» du passé documenteront non seulement notre patrimoine culturel, mais aussi notre héritage économique, scientifique et technologique. Elles permettront l’accès agile à une masse documentaire jusqu’à présent ignorée, la modélisation de phénomènes spatio-temporels à large échelle, la structuration et l’exploitation d’un vaste territoire virtuel produit par les techniques de simulation.

Le passé à portée de main

À quoi pourrait ressembler un monde où les documents du passé sont aussi facilement accessibles que les données du présent? Il sera possible de retrouver grâce à une nouvelle famille de moteur de recherche tous les documents mentionnant le nom d’une personne ou d’un lieu dans des archives couvrant potentiellement des milliers d’années de documentation. Nous reconstruirons non seulement des arbres généalogiques aux ramifications lointaines, mais également les réseaux sociaux de nos ancêtres.

Tous les métiers créatifs trouveront une source d’inspiration infinie dans les formes et les motifs du passé, maintenant directement consultables. Un simple smartphone permettra de consulter l’état d’un édifice il y a 50, 100 ou 500 ans et fera renaître les activités de la rue dans laquelle on se trouve, comme un plongeon in situ dans le passé du lieu. L’expérience des 600 millions de touristes qui chaque année visite l’Europe en sera transformée.

De nouveaux modèles intégrant le Temps Long

À une échelle supérieure, la masse de données du passé permettra la construction de nouveaux modèles interprétatifs. Les épidémiologistes comprendront différemment la diffusion des grandes maladies sur la base des données massivement contenues dans les registres nécrologiques.

Les économistes réinterpréteront les dynamiques des premiers siècles du capitalisme, l’histoire des croissances et crises, et la structuration des pouvoirs financiers à l’échelle européenne. Les linguistes comprendront de manière inédite le treillis évolutif de nos langues. Les traces précises des multiples flux migratoires, commerciaux, artistiques seront remises en mouvement sous la forme d’une grande modélisation des circulations européennes.

Un territoire à habiter

Enfin, plus qu’une masse de documents et une collection de modèles, le passé deviendra aussi un territoire à construire et à habiter. Les technologies de la simulation et de la réalité virtuelle permettront une immersion complète dans des lieux disparus.

Les progrès de l’intelligence artificielle permettront d’inférer à partir des données historiques la structure des espaces non documentés, les trajectoires des acteurs, les textures de ces simulations immersives. Ces passés possibles, comme tant d’autres mondes virtuels persistants et constructibles habités aujourd’hui par des millions d’utilisateurs, seront le lieu d’une intense activité sociale et économique. Ils seront aussi une opportunité unique pour rendre le passé présent, en lui reconférant une dimension émotionnelle et intime. Nous serons peut-être demain, tous des voyageurs du temps.

Une chance unique pour l’Europe

L’Europe a inventé le web. Le web est devenu la matrice d’un monde nouveau. Les acteurs qui les premiers en comprirent la logique, dominent aujourd’hui notre monde. Une trentaine d’années plus tard, le virage spatio-temporel de l’Internet en plongeant l’information numérique dans un espace bien plus large redéfinit les règles du jeu.

Le projet Time Machine peut donner à l’Europe la technologie de son renouveau: une occasion unique pour construire notre futur à partir de notre patrimoine commun, une occasion unique pour nous retrouver.

Frédéric Kaplan signe cet article pour les partenaires du projet Time Machine. Il occupe la chaire d’humanités digitales de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne.

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