L'Europe doit se défaire de son scepticisme maladif

La crise qui nous frappe n'est pas financière, elle est d'abord spirituelle. Si l'Europe ne s'était pas réduite à sa seule dimension matérielle, le marché au service des jouissances privées, elle n'aurait jamais sombré dans le chaos qui est le sien. L'attribution du prix Nobel de la paix à notre continent a une double signification, élogieuse et ironique.

On croit avoir tout dit en admirant que la France, l'Allemagne, l'Angleterre ne se fassent plus la guerre. Magnifique résultat mais qui relève d'une simple grandeur négative. Pour autant, la disparition d'un fléau ne signifie pas l'éclosion d'un bien. On peut se proclamer postmoderne, post-national, posthistorique, ce sont des cautères sémantiques qui au final ne nous avancent guère. Le mal de notre continent tient en un mot : les Européens ne croient pas en eux-mêmes, ils ont une opinion très faible de leur propre valeur.

Construction désespérément profane, l'Union européenne contemple avec effroi sa propre histoire saturée de massacres et de conquêtes, et jure qu'on ne l'y reprendra plus, dût-elle pour cela s'enfermer dans une modestie fanatique. Elle n'aime plus l'Histoire, ce cauchemar dont elle est ressortie à grand-peine une première fois en 1945, une seconde en 1989, après la chute du Mur, et se prémunit contre ce poison à coups de règles et de procédures. Son rêve est de se mettre en congé anticipé du monde, en s'offrant comme modèle de sagesse sur lequel tous les peuples devraient s'aligner. Mais c'est une sagesse née de la fatigue des hécatombes. Les Etats-Unis, en dépit de leur relatif déclin, restent une nation messianique, l'Europe n'est qu'un chagrin.

A cette culpabilité taraudante s'ajoute la deuxième passion de notre continent : la peur. Jadis combattue comme le plus vil des sentiments, elle est désormais élevée, par une certaine intelligentsia, en vertu cardinale. La dégradation d'une grande idée, l'écologie, en catastrophisme routinier, est en soi un désastre, comparable aux ravages infligés à l'environnement. Eriger la sécurité absolue en cause nationale, décréter que le but n'est plus désormais d'inventer le meilleur mais d'"éviter le pire" (Ulrich Beck), c'est entrer dans l'ère du renoncement.

Peur de la science, de la technologie, de l'alimentation, de la médecine, du climat, des intempéries : le catalogue de nos terreurs intimes ne cesse de s'allonger. Tous les instruments censés nous servir, du téléphone portable aux médicaments, semblent se retourner contre nous et s'acharner à notre perte. Cette majoration démesurée des risques a pour effet de nous désarmer face au moindre péril. Nous voici mis au pas comme des enfants qu'on terrorise. A la jouissance sans entraves des années 1960 a succédé la poltronnerie sans frontières d'aujourd'hui.

Comment s'étonner alors que le défaitisme soit devenu la chose du monde la mieux partagée chez nous et qu'augmente notre allergie à l'adversité ? Rompre l'enfer douillet de la crainte serait une première étape vers l'émancipation. Car le remords autant que l'effroi sont devenus des conforts intellectuels, dans lesquels nous nous lovons comme dans un cocon. L'Européen type se reconnaît à ceci qu'il se flagelle tout en prédisant la fin du monde : nous sommes mauvais, donc nous devons disparaître. Témoin, la baisse de la démographie sur notre continent, qui vient peut-être d'un repli individualiste, mais surtout de la perte de confiance dans l'avenir.

Les vitupérations des ennemis du progrès se coalisent alors avec le lamento des imprécateurs. Ce qu'on appelle le devoir de mémoire, d'un terme détourné de Primo Levi, n'est pas seulement l'incapacité à oublier, c'est la faculté de ne se souvenir que des mauvaises choses, pour mieux s'empêcher d'entreprendre. Mais à quoi devons-nous rester loyaux ? Aux heures noires de notre histoire ou à la manière dont nous en avons tiré les leçons ? Mieux vaut exalter les pages glorieuses que les infamies, car la gloire, c'est l'infamie dénoncée et dépassée et le triomphe du droit qui vient la sanctionner.

L'Europe est unique en ce qu'elle a reconnu sa propre barbarie pour mieux la tenir à distance. Un continent qui a frôlé l'abîme tant de fois et s'en est relevé, qui a émergé de l'apocalypse de la seconde guerre mondiale et du chaos de la décolonisation n'a pas à rougir de lui-même. Il faut inverser notre rapport au passé : ne pas y voir une source de déploration mais de courage.

L'Europe a bien érodé le patriotisme des Etats qui la composent, elle n'a pas su élaborer un patriotisme européen, nous laissant orphelins de toute appartenance. C'est de là que fleurissent les chauvinismes régionaux, qui ont hérité de tous les défauts du nationalisme, à échelle réduite. Sortir de la mauvaise conscience et de la frayeur, c'est d'abord, pour le Vieux Monde, se donner des frontières stables, cesser la fuite en avant dans l'intégration brouillonne de nouveaux membres. La barque est pleine et risque de sombrer. L'Europe doit impérativement se contracter et ne plus envisager de nouvelles candidatures.

Corollaire de ce principe, l'Union doit autoriser le divorce de ceux de ses membres qui ne veulent plus partager son aventure : si nos amis anglais, par exemple, souhaitent s'affranchir des entraves communautaires, libre à eux. Mais le droit de divorcer doit accompagner le droit de contracter, comme dans tout mariage moderne. Enfin, au moment où la Russie se réarme contre l'Occident, où le djihadisme gagne le coeur de l'Afrique, où les révolutions arabes tournent aux crispations islamistes et aux guerres civiles, l'Europe, même ébranlée, ne peut oublier sa mission : rester la gardienne, aux côtés des Etats-Unis, des valeurs démocratiques. Boussole morale de la planète, elle est dépositaire en effet d'un trésor infiniment périssable et fragile, les droits humains et le respect des principes.

Elle est responsable de la perpétuation de la démocratie elle-même. Elle n'a d'autre solution que d'approfondir la richesse subversive de ses idées, la vitalité de ses principes fondateurs. C'est encore vers elle que se tournent les persécutés et les opprimés de la planète, victimes de l'arbitraire, de l'autocratie, du fanatisme religieux. Il serait temps, à cet égard, de former chez nous une grande chaîne d'assistance à tous les rebelles du monde islamique, libres-penseurs, apostats, athées, de leur apporter notre soutien financier, moral, politique, comme on soutint jadis les dissidents d'Europe de l'Est.

Nous sommes si peu sûrs de nous-mêmes que nous sous-estimons trop l'appétit de liberté des autres peuples : la réaction indignée des Pakistanais après la tentative d'assassinat par les talibans de Malala, cette jeune fille coupable de vouloir aller à l'école, prouve que le cancer de l'extrémisme n'est jamais sûr, même dans une nation en proie aux tensions les plus vives. L'Europe n'est jamais si grande que lorsqu'elle parle au monde entier et oublie ses soucis quotidiens pour se porter au-devant des autres. La voilà muette, empêtrée dans ses déficits, incapable de reformuler un projet autre que la survie. Encore faudrait-il que l'esprit de pénitence n'étouffe pas en elle l'esprit de résistance.

Ce n'est pas d'une extension géographique absurdement étirée jusqu'aux confins qu'elle a besoin, c'est d'une intensification de l'âme, d'une condensation de ses forces. Elle ne peut être si convoitée et si peu s'aimer quand elle est l'exemple d'une sortie réussie de la démence du XXe siècle, d'un mariage harmonieux entre la puissance et la conscience. On peut bien sauver l'euro, alléger ou annuler nos dettes : si nous ne changeons pas de mentalité, nous disparaîtrons au cours du siècle à venir, bousculés par des cultures plus dynamiques. Nous n'avons jamais été aussi près de l'effondrement, jamais aussi près peut-être d'un sursaut.

Pascal Bruckner, essayiste et écrivain, auteur du "Fanatisme de l'apocalypse" (Grasset)

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *