L’Europe doit se doter d’une stratégie globale de défense et de sécurité

La violence de la crise économique et financière en Europe a porté un coup sévère aux ambitions de l'Union européenne sur la scène extérieure. En obligeant, ces dernières années, les dirigeants européens à parer au plus pressé, elle a contribué à repousser les impératifs du temps long à des jours meilleurs. Aussi, le destin du projet collectif européen en matière de politique étrangère et de défense a-t-il été laissé en friche depuis le début de la crise.

Les forces françaises se déploient actuellement dans les artères de Bangui comme elles investissaient l'aéroport de Gao, au Mali, en janvier, en l'absence d'effort européen concerté. Mais il ne se trouve presque plus personne pour s'en troubler. La chose ne semble pas aujourd'hui faire partie de l'éventail sérieux des souhaitables ni des possibles. Pourtant, quelque trente missions ont été déployées sous bannière européenne depuis dix ans. Alors comment comprendre cette désaffection ?

C'est tout l'enjeu de la réunion des chefs d'Etat européens les 19 et 20 décembre à Bruxelles. Pour la première fois depuis cinq ans, ils se pencheront sur le sort d'une politique de sécurité et de défense commune qui s'est enlisée pendant la crise, et à laquelle ils tenteront de redonner un cap. Comment remédier à ses insuffisances évidentes, dans le voisinage Est et Sud ? Quels sont les vrais enjeux d'un débat devenu si rare au plus haut niveau politique européen ?

Incontestablement, la donne a changé depuis 2008 et le dernier débat des chefs d'Etat et de gouvernement sur la défense. La dette publique fait partie intégrante du paysage stratégique européen. Elle grève les budgets des Etats membres et les pousse à concevoir d'impossibles équations destinées à concilier souverainetés budgétaire et nationale. En sous-main commence à s'imposer l'idée qu'aucun pays de l'UE ne pourra bientôt mobiliser la panoplie complète des moyens militaires. Dans ce contexte, il semble logique d'explorer des solutions collectives à des équations qui ne sont plus strictement nationales.

Mais le contexte économique et social alimente les réflexes de repli identitaire qui rendent malaisée la recherche de solutions collectives. Créer les conditions d'un débat serein sur le rôle de l'Europe dans le monde demeure une gageure, à l'heure où les impératifs du court terme prennent encore résolument le pas sur les intérêts à long terme des Européens. Pourtant, ce qui est vrai pour la plupart des politiques européennes l'est encore plus sûrement pour la défense : il est des décisions de court terme qui ont des répercussions parfaitement implacables à long terme. Il est clair que celles-ci s'accommodent dès lors difficilement d'une absence de vision à long terme.

UN VRAI DÉBAT ENTRE CHEFS D'ETAT EUROPÉENS

Pour dissiper ce brouillard stratégique tenace, experts et officiels ont tenté ces derniers mois de créer les conditions d'un vrai débat entre chefs d'Etat européens. La discussion s'est centrée d'abord sur les moyens. Alors que les Etats agissent en environnement financier contraint, l'inflexion de la politique étrangère américaine vers l'Asie rend plus qu'incertain le recours à la garantie de sécurité américaine. Les Etats-Unis ne veulent plus aller en Libye ou au Sahel, et souhaitent voir les Européens y acquérir une capacité d'action autonome. Aussi, les discussions de ces derniers mois se sont-elles focalisées sur les outils qui handicapent l'UE dans ce domaine : ravitaillement en vol, transport stratégique, action aéronavale, communication par satellite, auxquels s'ajoutent cyberdéfense, drone stratégique commun et renforcement du tissu industriel sous-jacent, sous l'égide de la Commission européenne.

Reste qu'il est plus facile de se mettre d'accord sur le développement de moyens communs lorsque l'on partage une même vision sur ce à quoi ils servent. Cela supposerait que soient convergentes les lectures européennes du voisinage régional (Est et Sud), du contexte international et des risques qui s'y présentent. Force est de constater qu'elles ne le sont pas, et bien plutôt qu'elles demeurent à ce jour majoritairement nationales. C'est là pourtant un luxe qui risque de devenir de plus en plus rare, et qui reste en deçà des défis de l'époque.

Au-delà des coopérations sporadiques menées sur des bases bilatérales ou multilatérales restreintes, la rupture ne peut venir que d'une discussion de fond entre les vingt-huit Etats. Aussi Catherine Ashton a-t-elle suggéré d'élaborer une feuille de route stratégique pour la politique de sécurité et de défense commune, assortie d'une forme de semestre européen de la défense qui puisse inciter les Etats membres à planifier davantage en commun. Certains pays membres préconisent même de doter enfin l'UE d'une stratégie globale pour son action extérieure à moyen terme.

La solution consisterait en effet à imprimer à la définition du besoin stratégique une dynamique collective, qui permette d'utiliser les leviers politiques dont dispose l'UE pour peser sur le cours des choses à vingt-huit, plutôt qu'en ordre dispersé. De ce point de vue, la tenue d'un authentique débat entre chefs d'Etat et de gouvernement est chose primordiale – a fortiori s'il s'accompagne d'un calendrier précis pour évaluer les progrès et arrêter des points d'étape, chiffrés si nécessaires. Le renouvellement du personnel européen en 2014 est l'occasion de donner à la nouvelle équipe les moyens de s'approprier le projet.

La construction européenne en matière de défense et de politique étrangère est en effet une pièce à plusieurs mains – vingt-huit précisément – qui peine à nouer le fil de son histoire, mais aussi à trouver son public. Le lien entre les forces armées et les citoyens européens s'est distendu depuis la fin de la guerre froide, et le public ne comprend plus à quoi sert la force armée. Ouverture et imagination sont plus que jamais nécessaires en amont des européennes de mai 2014 : certains chantiers comme le drone et la cyberdéfense doivent permettre de donner davantage de visibilité à la défense.

Reste que l'impulsion ne pourra venir en dernier ressort que des chefs d'Etat eux-mêmes. Dans quelques jours, ils auront une occasion sans précédent de parler aux citoyens et de mobiliser les volontés. Ou de laisser l'UE s'isoler toujours un peu plus des mutations du monde, et la France toujours un peu plus seule à Bangui.

Par Olivier de France, chercheur associé à l’Institut des études de sécurité de l’UE.

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