L'Europe face au danger fasciste

Le vote du Parlement européen en faveur du déclenchement de la procédure de l’article 7 à l’encontre de la Hongrie a donné lieu à des commentaires confus. Alors que cette décision venait enfin condamner une longue série de violations de l’Etat de droit ayant eu lieu dans ce pays, les milieux de l’extrême droite européenne en ont profité pour dénoncer ce qu’ils ont présenté comme une sanction de son refus d’accueillir des migrants. Ce qui leur a permis de crier au déni de démocratie en clamant que les Hongrois avaient le droit – que cela plaise ou non – de choisir souverainement la politique d’immigration qu’ils désiraient voir mise en œuvre chez eux. Peu d’analyses ont récusé cet argument fallacieux, en citant les faits consignés dans le rapport de Judith Sargentini qui montrent que l’«opinion» hongroise est biaisée par un régime qui a installé la censure, la peur, les rétorsions et la corruption au sein de la société.

Cet oubli illustre le fait que, par décence, pusillanimité, rigueur scientifique ou calcul cynique, analystes et commentateurs préfèrent ne pas utiliser le terme fascisme pour qualifier un parti ou un gouvernement. On trouve toujours un bon argument historique ou politique pour conclure que cette qualification est inappropriée. Et cette même prudence conduit à nommer «populistes» ou «extrémistes» ces démarches qui, fièrement, magnifient l’autorité, exaltent la violence, glorifient l’identité, propagent la haine, brocardent les droits humains et réclament l’instauration d’une police de la pensée. Ou à fermer les yeux devant ces démocraties représentatives qui se transforment en Etats totalitaires tout en se prévalant de l’onction démocratique que leur confère un suffrage universel sous influence.

Vision du monde paranoïaque et apocalyptique

Un historien spécialiste du fascisme, Gary Zabel, a proposé de ne plus le définir à l’aune de sa conformité aux modèles du passé, mais de le juger en considérant le moment et le contexte dans lesquels un tropisme totalitaire prend corps. De ce point de vue, le fascisme renvoie d’abord – c’est-à-dire avant qu’il ne s’empare du pouvoir – à une attitude fondée sur une vision du monde paranoïaque, apocalyptique et barbare, qui appelle à une guerre sans merci pour anéantir un ennemi maléfique et sournois qui met en péril la survie d’un peuple, d’une nation ou d’une civilisation. Et lorsque cette attitude devient contagieuse, elle ouvre la voie à une forme d’organisation de la société imposant la soumission à un chef omnipotent, le gouvernement par la terreur, l’extinction des libertés publiques, l’abolition des contre-pouvoirs, la répression violente de toute opposition, une vérité unique dictée par les institutions d’Etat.

Devant les sourires de circonstance des divas de l’extrême droite qui n’aiment rien tant que poser devant les caméras au sortir de conciliabules savamment mis en scène (les Orbán, Le Pen, Salvini, Farage, Kaczynski et consorts), il serait peut-être temps de se poser une question oubliée : la banalisation de l’attitude fasciste ne conduit-elle pas à rendre acceptable l’instauration d’une société totalitaire ? La gêne que certains éprouvent à répondre à cette question en observant les agissements de ces ennemis de la démocratie tient, en grande partie, à leur refus d’identifier les germes du fascisme dans l’offensive concertée qu’ils mènent. C’est de cette gêne qu’il faut se libérer.

«Démocratie directe» et «nationalisme économique»

La droite fondamentaliste européenne nous a déjà accoutumés à l’argumentaire qu’elle ressasse inlassablement, dénonçant la dissolution programmée de la famille, l’atteinte à la vie par l’avortement, le chaos engendré par le féminisme, la destruction de l’identité par l’immigration de masse, la dévalorisation de l’autorité des professeurs, l’apprentissage du sexe et de l’homosexualité à l’école, l’interdiction des idées contraires aux droits de l’homme, l’instauration de délits de racisme, les dangers de la sécularisation et le développement de l’assistanat. Ses franges plus radicales – instruites par celui qui se veut le grand ordonnateur de cette nouvelle croisade, Steve Bannon – y ajoutent aujourd’hui l’éradication de l’ordre cosmopolite imposé par le capitalisme financier et mis en œuvre par des élites de pouvoir – de droite comme de gauche – corrompues (en choisissant la figure de George Soros comme épouvantail) afin de rendre leur puissance passée aux Etats occidentaux. Ce «nationalisme économique» vise officiellement à soustraire les ouvriers et les employés blancs à la concurrence déloyale que les pays à bas coût de main-d’œuvre et les migrants de toutes origines font peser sur leurs emplois et leurs salaires. D’où l’urgence d’une mesure prioritaire : le rétablissement des frontières pour restaurer une souveraineté bafouée. Ce retour de l’Etat «protecteur» se justifie au nom de la supériorité de la civilisation chrétienne, qui serait menacée par l’invasion musulmane d’une part, et par l’hédonisme individualiste propagé par le libéralisme d’autre part. D’où la seconde mesure d’urgence : faire respecter de façon intransigeante la hiérarchie «naturelle» qui dicte aux «inférieurs» – noirs, femmes, LGBT, migrants, juifs, musulmans – de baisser la tête face à leurs maîtres et les dissuade de réclamer fièrement l’égalité des droits.

Un autre trait de l’attitude fasciste consiste à prôner la «démocratie directe», non pas pour rendre le pouvoir au peuple, mais pour fonder une autorité absolue sur son adhésion inconditionnelle aux imprécations d’un chef suprême. Pour l’obtenir, une petite troupe d’idéologues mène un travail opiniâtre de dépréciation des Lumières, de la raison et du progrès, dans le but d’extirper cette «conscience morale» attachée à l’autonomie individuelle, à la tolérance et aux droits humains qui habiterait les cerveaux dégénérés de la classe moyenne. Travail qui se double d’exercices pratiques : il s’agit de rompre délibérément et spectaculairement avec tout ce que le «politiquement correct» prescrit (afficher fièrement l’homophobie, l’islamophobie, la misogynie, le racisme, le patriotisme, etc.) et d’endosser, sans état d’âme et sans rémission, les positions les plus irrecevables (soutenir que le changement climatique n’existe pas ; nier des faits pourtant avérés ou scientifiquement démontrés) comme les plus inhumaines (réclamer la séparation des enfants de migrants mexicains ; n’exprimer aucune compassion pour les clandestins ou les «assistés» ; interdire l’entrée du territoire aux musulmans ; laisser se noyer les migrants en Méditerranée). L’attitude fasciste consiste à tourner en ridicule l’esprit démocratique afin d’inciter les individus à contrevenir aux principes d’humanité et les entraîner au bout d’une logique d’abandon et de chaos.

Tous les aspects de l’attitude fasciste se déploient aujourd’hui au grand jour, avec plus ou moins de force. C’est pourquoi il est un peu étonnant de constater que, devant le projet de réarmement moral de l’Occident chrétien que l’extrême droite défend, on hésite encore à le donner pour ce qu’il est. Il n’est pas impossible de penser que, présenté sous ce jour, ce camp attirera moins de suffrages que si on le laisse vampiriser le débat politique européen en agitant la menace migratoire. Est-il donc si compliqué de rappeler que le fascisme n’est pas une opinion mais un danger – non pas pour la survie de l’Union européenne, mais pour les libertés publiques et la paix civile ?

Albert Ogien, sociologue, directeur de recherches émérite au CNRS, enseignant à l’EHESS

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