L'Europe finira-t-elle comme l'Union soviétique ?

Ceux qui ont eu à analyser pendant les années 1980 le déclin puis la chute de l'empire soviétique ne peuvent qu'être frappés par certaines analogies avec la situation qui prévaut dans l'Union européenne. L'affirmation pourra surprendre, d'autant que la fin de l'empire soviétique fut vécue comme une libération, à l'inverse des sentiments qui accompagneraient la dissolution de notre Union.

Cependant, les processus de la déliquescence sont comparables. Dans les deux cas, nous assistons à la perte de vitalité économique, avec la même érosion de la croissance, malgré les différences entre les systèmes économiques en cause. Surtout, nous constatons la difficulté de la gestion des contradictions inhérentes aux projets idéologiques et politiques en présence. Dans le cas de l'UE, l'idéologie fondatrice du "plus jamais ça", héritée des deux guerres mondiales, mobilisera de moins en moins les générations montantes : à terme, comment fonder un "vivre-ensemble" sur la crainte non des autres mais de soi ?

Au plan politique, l'UE n'a toujours pas trouvé son demos, et ses institutions sont perçues au mieux avec indifférence, au pire suscitent le rejet. En termes stratégiques, l'Europe a perdu son adversaire mais elle a aussi perdu ses limites : le rideau de fer bornait notre projet, désormais savons-nous jusqu'où il est censé s'étendre et pourquoi ? Enfin, et telle est la cause de la crise existentielle dans laquelle est entrée l'UE, nous avons prétendu bâtir une monnaie commune sans nous donner les instruments de gouvernance fédérale et les mécanismes de transfert fiscaux sans lesquels il ne peut y avoir d'avenir pour l'euro.

Au plan économique et social, le Portugal et la Finlande, par exemple, sont, et resteront, différents, tout comme le sont l'Alabama et l'Alaska, le Nordeste brésilien et l'Etat de Sao Paulo. Contrairement à nous, l'Inde, le Brésil ou les Etats-Unis gèrent avec succès des divergences régionales comparables aux nôtres, grâce à leurs institutions fédérales. Et tout comme à l'époque de l'URSS de Gorbatchev (1986-1991), chaque initiative européenne pour dénouer les contradictions du système arrive trop tard : comme la glasnost et la perestroïka, les plans de sauvetage "décisifs" succèdent les uns aux autres.

L'échec de ces initiatives ne tient pas seulement à l'incompétence ou à l'incurie des responsables européens et des Etats membres, mais surtout à la nature de la contradiction à laquelle nos pays sont confrontés : au constat qu'il ne peut y avoir de salut pour l'euro sans institutions fédérales s'oppose le rejet de solutions fédérales par nos peuples et nos dirigeants.

La possibilité d'une fin de l'UE est renforcée par un paradoxe. D'une part, l'Union est menacée dans son être si l'euro disparaît : cette affirmation, lancée dès l'automne 2010 par M. Van Rompuy et Mme Merkel et reprise depuis lors par M. Sarkozy, est exacte. En l'absence de l'euro et en présence de dévaluations compétitives, le marché unique ne tiendrait pas longtemps, pas plus que la liberté de mouvement et d'établissement.

La somme d'égoïsmes ayant précipité la fin de l'euro ne cesserait pas de se manifester lorsqu'il s'agirait de bâtir sur ses décombres. D'autre part, l'euro ne peut être sauvé que par un traité fédéral entre les Etats membres de la zone euro. Mais les pouvoirs et les institutions politiques d'une eurozone levant un impôt fédéral et gérant un budget substantiel ne seraient par définition pas ceux des Vingt-Sept.

Dans ces conditions, quel sens auraient les acquis communautaires, tant serait infranchissable le différentiel institutionnel et politique entre le noyau fédéral et les pays refusant par principe l'appartenance à l'euro ? L'UE pourrait-elle conserver un rôle substantiel face à une telle transformation - dont la probabilité reste subordonnée à une acceptation d'institutions fédérales par les opinions publiques des pays de la zone euro, perspective qui est loin d'être acquise.

Que l'euro meure et l'Union mourra. Et si l'euro revit et prospère, l'Union n'est pas assurée de survivre. Les conséquences stratégiques de chacun de ces scénarios seraient contrastées mais de grande ampleur. Contrairement aux craintes exprimées par le président Sarkozy lors de son discours aux ambassadeurs en août, la fin de l'euro et de l'Union ne signifierait pas le retour aux guerres du passé. Celles-ci découlaient des prétentions hégémoniques portées par des puissances européennes dynamiques et non de la faiblesse d'Etats sur le déclin. Si l'horreur devait être au rendez-vous, ce serait plutôt celle des Balkans des années 1990.

Nos peuples, instruits par les expériences désastreuses du XXe siècle, ne se livreraient pas à ce type de tragédie. Leur sort serait plutôt celui du déclin et de la dépendance. La sécurité et la prospérité de nos pays seraient subordonnées aux exigences des grandes puissances, anciennes ou émergentes.

Le sauvetage de l'euro par la création d'une eurozone fédérale poserait d'autres défis stratégiques. Comment concevoir une politique de sécurité et de défense européenne alors que le Royaume-Uni serait hors jeu et que les vues de la plupart de nos autres partenaires européens sont moins ambitieuses que celles de notre pays ? Comment éviter que les pays d'Europe centrale ne se trouvent à nouveaux condamnés à leur sort historique de glacis entre l'Europe occidentale et la Russie ? En sauvant l'euro, nous aurons une chance de bâtir une nouvelle Union.

Il reste à voir si nous ferons mieux que la Russie, qui a su au moins renaître des décombres de l'empire soviétique, mais dans des conditions économiques et politiques qu'il vaudrait mieux éviter.

François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique.

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