L’Europe non plus ne doit plus se coucher

Chère Nuit debout, tu as commencé à ne pas rentrer chez toi le lendemain du jour ou j’ai rendu ma chronique à Libé, le mois dernier. J’ai espéré que tu serais encore debout pour la prochaine. Tu l’es toujours… alors, pour commencer, chapeau, tu tiens bon !

Nuit debout, tu m’as interpellée dès ta première nuit dehors car j’avais lu le Bon Gouvernement de Pierre Rosanvallon à Noël. Tu incarnes tellement cette «attente de démocratie» qu’il décrit. Pour reprendre ses mots, tu proposes un forum de délibération publique, une parole libre, une expression politique que les institutions actuelles ne nous offrent plus. Bien sûr, nous ne nous sentons plus représentés par les partis, par les syndicats, par le monde politique en général. Comment le serions-nous ? Il n’y a pas de transparence, les contrôles sur les gouvernants sont insuffisants, nos intérêts ne sont pas défendus. Tiens, l’affaire des Panama Papers. Depuis 2010, la pression fiscale augmente pour réduire les déficits publics et, pendant ce temps, un groupe de happy few trouve encore le moyen d’échapper à l’impôt ? C’est à vomir. Qui propose un récit cohérent de ce qui se passe actuellement ? L’élite qui dirige et qui pense, celle qui occupe les médias, qui est masculine et blanche, ne nous raconte rien que nous ne savons déjà.

Bien sûr, c’est énervant, car tu n’es pas la première à te mobiliser et pourtant, tu es sous les feux de la rampe. La société civile s’organise depuis longtemps pour exercer le nécessaire contre-pouvoir (big up à Greenpeace pendant la COP 21) ; les associations citoyennes réinvestissent les lieux de production de bien public abandonnés par l’Etat. Toi, parce que ton antenne parisienne est à côté des rédactions, tu as une couverture médiatique sans proportion avec le nombre de tes participants. Il paraît que tu manques de diversité. Tu leur rappelles sans doute bien des choses à ces journalistes, vieux briscards qui ont fait 68 (ou pas…) ; ils se retrouvent davantage en toi que dans ces collectifs citoyens qui se mobilisent en banlieue depuis longtemps, avec courage, contre le racisme (comme la Marche des dignités cet automne). C’est injuste. Mais si tu peux être un étendard, le signe fédérateur et bruyant que désormais on s’occupe de la démocratie chez les citoyens, alors ce sera déjà beaucoup.

Nuit debout, dis-moi si je me trompe, j’ai eu beau chercher, je n’ai pas trouvé d’atelier qui parle d’Europe. Pourtant, ces dernières années, s’il y a un endroit où on s’est bien moqué de la parole citoyenne, c’est dans la gouvernance européenne. Souviens-toi, le référendum grec le 5 juillet 2015, qui portait sur l’acceptation des mesures d’austérité émises par la troïka. Le peuple grec a exprimé un clair et tonitruant non sur la poursuite de la pression budgétaire au cours de ce référendum. Pourtant, quatre jours après, le gouvernement grec, acculé, bafouait la parole citoyenne sous la pression des autres membres et signait un accord pour une austérité sans précédent. Tu es d’accord, toi, pour ce qu’on leur a imposé aux Grecs, aux Espagnols et aux Portugais ? Ici, la loi travail, qui a mis le feu aux poudres citoyennes, répond précisément au plan de réformes structurelles du marché du travail, mantra de la Commission et du Conseil depuis 2010. A moins qu’on décide d’interrompre ici le projet d’intégration européenne, nos vies sont directement affectées par leurs décisions. Par exemple, le nouveau Pacte de stabilité nous impose une réduction des déficits à une vitesse effrénée qui nous jette dans le mur. On ne sortira pas de l’impasse d’une croissance zéro sans changer de politique économique en Europe, leur austérité et leurs réformes structurelles. Et on ne sortira pas de cette politique sans se faire entendre.

Sur un autre plan, plus d’un million de réfugiés ont fui vers l’Europe en 2015. Tu te sens représentée quand on négocie leur sort avec le président Erdogan, qui foule les droits civiques depuis le début de son mandat ? La prise de décision au niveau européen est tellement opaque, se fait tellement derrière les portes closes, qu’on n’a absolument aucune prise sur les gouvernants. Comment faire émerger une nouvelle forme de représentation, de nouvelles institutions pour s’approprier la démocratie européenne ? Cela mérite délibération.

Le projet européen était d’assurer la paix entre l’Allemagne et la France, et aussi de stabiliser les nouvelles démocraties en Espagne, au Portugal et en Grèce. Mais aujourd’hui, quel est-il ? Est-il un projet défensif ? Un mode de protection contre l’émergence de nouvelles puissances ? Peut-on espérer un peu plus que ça ? Est-ce un projet novateur de coopération internationale ? Une proposition ambitieuse de vivre ensemble ? A nous d’écrire le récit.

Anne-Laure Delatte, Chargée de recherches au CNRS, laboratoire EconomiX, OFCE et professeure invitée à l’université de Princeton.

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