L'Europe ranimée par les migrants, merci qui ?

Deux pas importants ont été franchis cette année à propos de la question migratoire en Europe. Premier pas, les limites de l’intolérable semblent avoir été franchies, dès le mois d’avril avec le millier de morts en trois naufrages entre les 12 et 19 avril, suivis par d’autres, jusqu’à devenir presque quotidiens au mois d’août, en Méditerranée ou dans les Balkans. Cette année plus que les précédentes, les images ont plus souvent fait penser à une catastrophe humaine et les nombres de migrants, qui affluent vers l’Europe par la Méditerranée (plus de 300 000, le double de 2014), rappellent que nous ne sommes pas hors du monde mais, à l’échelle de la planète, proches des lieux les plus engagés dans des guerres ou des crises durables : Syrie, Irak, Afghanistan, Erythrée, Soudan du Sud, Libye. Alors que les gouvernements, notamment français, sont restés pris dans un langage et une politique sécuritaires, entretenant l’illusion d’un possible enfermement sur soi des nations européennes et donc imposant une politique de l’indifférence à l’égard du monde, des citoyens et des associations se sont mobilisés, apportant aide et hospitalité aux migrants, sans que cet engagement se fasse réellement entendre dans les milieux politiques et les médias.

C’est dans ce climat inquiétant à plus d’un titre que s’inscrit le second pas décisif de cette année 2015, lorsque l’Allemagne annonce, fin août, sa décision de traiter favorablement les demandes d’asiles de 140 000 Syriens déjà sur son territoire plutôt que de les renvoyer dans leur pays d’entrée en Europe comme l’exige le règlement de l’asile européen (Dublin III), ainsi que de recevoir jusqu’à 800 000 demandes d’asile dans les deux années à venir. On doit à Angela Merkel d’avoir modifié d’un coup l’agenda et surtout les discours des autres pays européens. En donnant l’exemple sans attendre une décision européenne, remettant même en cause cette règle de Dublin III très injuste pour les pays de premier accueil et cruelle pour les migrants, en appelant à respecter la «dignité de chaque être humain»,en plaidant pour une politique des quotas de réfugiés et en finissant par imposer à la France l’accord sur ce principe qu’elle avait d’abord refusé, l’Allemagne a, ce jour-là donné un signe fort aux autres Etats européens : elle a montré qu’il est tout à la fois humaniste et réaliste de régulariser les personnes que l’Europe juge généralement indésirables, que c’est un faux-semblant pour les gouvernements de brandir la peur des extrêmes droites xénophobes mais, bien au contraire, qu’il est possible d’y répondre par des paroles et des actes d’hospitalité. De manière assez étonnante, à la suite de cette prise de position, c’est tout le traitement de la question qui a commencé à s’inverser : les solidarités citoyennes, associatives, municipales, ont été entendues, promues ; on les voit relayées dans la presse et dans les réseaux sociaux ; les partis politiques autant que les gouvernements sont sommés de dire autre chose que la politique d’indifférence. Pour toutes ces raisons, les annonces de la chancelière allemande ont suscité un véritable moment politique européen (à l’inverse de la fracture qu’elle a suscitée quelques mois plus tôt contre la Grèce). Puis, la photo d’un enfant mort sur une plage turque a montré l’être qui gisait sous le voile de l’indésirable, et a libéré des élans de solidarité.

Evidemment, personne n’est dupe des raisons économiques et démographiques de la position allemande (mais c’est bien là qu’on parle de réalisme), et il reste beaucoup à faire en Europe. Bien sûr, les mouvements de population se sont rapprochés en juillet-août de l’Allemagne par les Balkans, la Hongrie et l’Autriche, et ont rendu la pression plus vive, appelant une réponse urgente. Mais, si c’est un moment politique européen, c’est parce qu’il dépasse ces raisons spécifiques. Les actes sont là, tout comme l’énergique changement de langage de la part du plus puissant des Etats européens, capable de fixer le cap. Ce que montre plus généralement cette situation, et c’est une leçon sévère pour la France, c’est la responsabilité des élites, des élus et des gouvernants en premier lieu, dans la définition d’un cadre de pensée et d’action qui soudain, du jour au lendemain, pourrait ne plus faire de l’étranger l’ennemi préféré des nationalistes et racistes, mais bien notre égal en humanité.

J’aurais voulu appeler cette tribune «Merci Angela» pour marquer et surligner ce moment politique, mais le petit Aylan, qui semble juste endormi dans cette position qu’ont les enfants de son âge, dont le corps est tourné vers la mer qu’il n’a pu franchir comme des milliers d’autres, lui a fort justement volé la vedette. Beaucoup d’autres Syriens, considérés clandestins jusqu’à il y a peu, lui devront leur régularisation et un meilleur accueil en Europe. Il restera à nous demander pourquoi il faut qu’un migrant meure encore enfant pour devenir un héros pour toute l’humanité.

Michel Agier, Anthropologue, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), directeur d’études à l’EHESS.

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