L’Europe sociale n’existe pas

Le traité de Lisbonne entrera en vigueur le 1er décembre. Il énonce que l’Union européenne œuvre pour une «économie sociale de marché». Pourtant, certaines décisions de la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) suscitent des interrogations sur le caractère social de l’intégration européenne (1).

La CJCE, garante de l’application du droit communautaire, a progressivement acquis un pouvoir de contrôle sur les politiques publiques des Etats membres. Elle juge notamment de la légalité des réglementations nationales selon leur conformité à l’exercice des quatre libertés fondamentales garanties par le traité de Rome : la liberté de circulation pour les personnes, les biens, les services et le capital. Les contradictions entre l’exercice de ces libertés et le respect des droits sociaux fondamentaux sont au cœur de controverses récentes sur des décisions dans des domaines exclus de la compétence européenne par les traités, comme le droit du travail ou la politique sociale. La CJCE a ainsi subordonné l’exercice du droit de grève à la liberté d’établissement (arrêt Viking) et la négociation collective (arrêt Laval), l’existence d’un salaire minimum (arrêt Rüffert) ou son indexation sur les prix (arrêt Luxembourg), à la liberté de fourniture des services. L’activité de la CJCE pour faire respecter la conformité des réglementations nationales avec les libertés fondamentales n’affecte pas les modèles de capitalisme présents au sein de l’Union européenne de la même façon. La libre mobilité des facteurs de production n’est pas une grande menace pour le modèle de capitalisme néolibéral. Toute action faisant la promotion de la liberté d’établissement aura même plutôt tendance à favoriser un modèle qui s’appuie sur des systèmes sociaux, de santé ou de retraite mettant en concurrence des opérateurs privés.

En revanche, la promotion d’un certain dumping social comme forme légitime de concurrence affectera négativement les autres modèles, particulièrement lorsque la protection sociale est en partie assurée par des organismes qui ne sont ni entièrement publics ni entièrement privés et soumis à la logique de marché. Les pays où le modèle social repose sur les conventions collectives plutôt que sur la législation sont aussi particulièrement menacés. Quand les conditions de travail et d’emploi sont négociées, les services sociaux et les transferts non intégralement publics et financés par des impôts ou des contributions obligatoires, ils peuvent être menacés par les rappels au respect de la liberté de fourniture de services ou d’établissement.

Quelles que soient les orientations idéologiques des juges, l’action de la CJCE est institutionnellement biaisée en faveur de la libéralisation. La Cour ne peut que désavouer les Etats membres au nom du respect des libertés fondamentales. La promotion d’un modèle social européen demanderait une action politique des Etats membres impossible à atteindre en pratique compte tenu de la diversité des modèles nationaux et des divergences d’intérêts entre les Etats membres. Pour ces raisons, la défense des modèles sociaux en Europe passe par la capacité à préserver les compromis institutionnalisés nationaux entre capital et travail.

L’inclusion de droits sociaux fondamentaux dans les traités ne constituerait pas une solution. En renforçant le pouvoir du droit communautaire sur le droit national, la CJCE pourrait directement prendre en charge les arbitrages entre les libertés fondamentales et les droits fondamentaux. Même si elle arbitrait en faveur des droits dans la majorité des cas, il subsisterait une menace pour les compromis politiques sur lesquels reposent les systèmes sociaux nationaux, et qui à l’évidence diffèrent d’une exigence de poursuite de l’intégration européenne sous la forme d’un grand marché concurrentiel. L’action de la CJCE pour imposer la suprématie du droit communautaire dérivé, comme dans l’arrêt Laval avec l’interprétation de la directive sur les travailleurs détachés dans un sens restrictif pour les droits sociaux, peut se heurter à la volonté des cours constitutionnelles nationales de faire respecter les droits fondamentaux.

On peut rappeler que la suprématie du droit européen aurait été établie si le traité constitutionnel européen [Art I-6 (1)] n’avait pas été rejeté lors des référendums français et hollandais de 2005.

(1) Martin Höpner : Usurpation instead of Delegation, et Fritz Scharpf : The Double Asymmetry of European Integration, Max Planck Institute, Cologne.

Bruno Amable, professeur de sciences économiques à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.