L’Europe va-t-elle perdre les Balkans ?

Lorsque le président turc Recep Tayyip Erdogan a marié sa fille, au mois de mai 2016, on a pu remarquer dans l’assistance trois invités étrangers dont la présence était révélatrice : les premiers ministres albanais et pakistanais, Edi Rama et Nawaz Sharif, et le représentant de la communauté bosniaque au sein du gouvernement collégial de Bosnie-Herzégovine, Bakir Izetbegovic.

Sharif soutient sans réserve Erdogan dans sa volonté de se positionner comme le dirigeant mondial des musulmans, un calife moderne qui allierait l’autorité d’un président américain avec celle d’un pape romain. Rama, lui, a une vision du monde très éloignée et une compréhension de la démocratie parlementaire très différente de celle du président turc.

Sharif et Rama ont cependant des intérêts pragmatiques communs. La Turquie tient absolument à se présenter comme le protecteur de l’Albanie dans les Balkans – ce dont le premier ministre albanais ne perd pas une occasion de tirer profit. Et Erdogan lui-même rappelle souvent que le père d’Izetbegovic, Alija Izetbegovic, a déclaré sur son lit de mort qu’il plaçait la Bosnie-Herzégovine sous la tutelle de la Turquie.

Ce legs est un fréquent sujet de conversation à Sarajevo, même si ces discussions négligent trop souvent le fait que la Bosnie-Herzégovine est un pays composé de trois ethnies et trois religions, et qu’il serait difficile de trouver, parmi les deux autres ethnies, une seule personne qui accepterait la Turquie comme ange gardien.

Retour de l’influence russe

Recep Tayyip Erdogan est de loin le politicien le plus populaire chez les Bosniaques. Ce qui ne froisse apparemment pas Izetbegovic. Au contraire, la popularité du président turc renforce la position d’Izetbegovic et fournit aux Bosniaques un puissant appui moral dans leurs querelles avec leurs voisins serbes et croates. Les Bosniaques se sentent protégés par la faveur que leur témoigne le « sultan du Bosphore » et sont prêts à le suivre avec le même enthousiasme que ses partisans turcs.

Lorsque Erdogan traite les Néerlandais et les Allemands de fascistes et de nazis, cela lui vaut l’approbation tacite de l’élite politique bosniaque et le soutien non dissimulé de la population et d’une bonne partie des médias de Sarajevo. Quand Erdogan accuse les Néerlandais d’avoir organisé le massacre de Srebrenica [celui de 8 000 Bosniaques musulmans en juillet 1995] comme un premier pas vers l’extermination de tous les musulmans européens, Izetbegovic reste silencieux, autorisant ainsi le dirigeant turc à instrumentaliser froidement les victimes d’un autre pays que le sien.

Le président russe Vladimir Poutine jouit d’ailleurs d’un statut similaire parmi les Serbes de la Republika Srpska [République serbe de Bosnie], l’entité majoritairement serbe qui, avec la Fédération croato-bosniaque [ou Fédération de Bosnie-et-Herzégovine], compose la Bosnie-Herzégovine. Il ne se passe pratiquement pas un jour sans que les médias, aussi bien dans la Republika Srpska qu’en Serbie même, évoquent le retour de l’influence russe dans les Balkans et en Europe centrale.

Un certain pluralisme d’opinion subsiste encore à Belgrade, où les partisans de Poutine doivent constamment défendre leur position contre celle des tenants d’une perspective plus proeuropéenne. De telles nuances n’existent cependant pas à Banja-Luka, la « capitale » de la République serbe de Bosnie. Pour les Serbes de la Republika Srpska, Poutine est un demi-dieu, un statut similaire à celui dont jouit Erdogan parmi les Bosniaques.

Les autorités de Belgrade, incarnées par l’ancien premier ministre devenu président Aleksandar Vucic, mènent depuis des années une politique à mi-distance entre Bruxelles et Moscou. D’un côté, elles affirment leur détermination à intégrer l’Union européenne (UE) le plus rapidement possible, de l’autre elles insistent sur leurs relations fraternelles avec la Russie. L’objectif de cette politique est clair : obtenir le plus possible de l’un et l’autre camp, utiliser la fraternité slave comme moyen de faire chanter l’Europe, et la proximité avec l’Europe pour tenir la dragée haute à Moscou.

Une telle politique peut toutefois se révéler dangereuse. Le rapprochement fraternel avec les voisins slaves attise des sentiments nationaux qui pourraient devenir difficiles à contrôler. Accablés et démoralisés depuis des décennies par la pauvreté, le nationalisme, le cléricalisme et les politiques populistes, les citoyens ordinaires sont des proies faciles pour Erdogan et Poutine. Quand les gens sont désespérés, ils sont plus attirés par les dictateurs que par les démocrates – en particulier dans les Balkans, où depuis vingt ans la population est déçue par les politiciens que la procédure démocratique ordonnée lui a imposés.

C’est là un sentiment que tous les peuples de l’ex-Yougoslavie (à l’exception peut-être des Slovènes) partagent de plus en plus, aussi bien vis-à-vis de la démocratie que des idéaux européens. Leur attitude à l’égard de l’Europe est particulièrement révélatrice. Un récent sondage, par exemple, demandait aux citoyens de Serbie s’ils préféraient faire partie de l’UE ou de la communauté eurasienne dirigée par Moscou. Une proportion inquiétante d’entre eux citait la seconde. Mais quand on leur demandait quel mode de vie ils préféreraient – celui de Moscou ou celui de Bruxelles –, même ceux qui avaient une vision positive de l’Eurasie admettaient qu’ils préféraient Bruxelles.

Le cas de la Croatie est sans doute le plus frappant. Ce pays est membre de l’UE depuis l’été 2013. A l’époque, non seulement on croyait encore à l’idée d’un élargissement européen, mais on était persuadé que la Croatie serait la locomotive qui entraînerait toute la région balkanique vers l’Europe. Quatre ans plus tard, non seulement les relations au sein de la partie occidentale des Balkans n’ont jamais été aussi mauvaises depuis deux décennies, mais la Croatie elle-même est encore moins proeuropéenne qu’elle ne l’était au moment où elle négociait son adhésion à l’UE.

Le processus de déseuropéanisation de la Croatie est choquant, général et radical. Il n’est pas simplement le fait de groupes politiques marginaux ou d’extrémistes isolés ; il touche l’élite au pouvoir et, en vérité, l’Etat lui-même. Le rythme des incidents s’est nettement accéléré au cours des dix-huit derniers mois, en raison notamment de l’arrivée au pouvoir d’une coalition de la droite radicale soutenue par l’Eglise catholique locale.

L’objectif ultime de ces incidents et manifestations est de réviser entièrement, soixante-dix ans après, l’interprétation de la situation issue de la seconde guerre mondiale, en dénonçant les partisans antifascistes comme des criminels, en présentant les oustachis [collaborateurs croates] et les nazis comme des libérateurs et en débarrassant la vie publique de toutes les minorités – qu’elles soient politiques, sociales, sexuelles, religieuses ou ethniques. Il est devenu fréquent, par exemple, qu’en qualifiant quelqu’un d’antifasciste on sous-entende en même temps qu’il est un ennemi de la Croatie. Les opinions de gauche et le libéralisme sont tout aussi déconsidérés. Quant à l’athéisme, moins on en parle, mieux c’est.

Dans une telle ambiance, que signifie réellement le concept d’Europe ? Et que signifient les valeurs européennes aux yeux de la Croatie et de ses dirigeants ? D’un point de vue croate, ou en tout cas du point de vue de la télévision d’Etat croate, de la majorité des journaux et de la direction politique actuelle, on ne fait pas mystère de ce que, dans l’Europe, on considère comme positif, contrariant ou à peine tolérable.

Côté positif sont cités les dirigeants actuels de la Hongrie et de la Pologne, ainsi que le Brexit (qui a été accueilli avec enthousiasme et euphorie, tout comme l’a été l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis). On ne peut qu’être frappé par ailleurs en constatant à quel point les nationalistes croates et serbes sont d’accord dès lors qu’il est question de Trump, Viktor Orban, Geert Wilders, Nigel Farage ou Marine Le Pen. En fait, les uns et les autres sont prêts à suivre tous ceux qui se sont employés depuis des années à saper l’Europe telle qu’elle est née après 1945, comme à approuver ceux qui sont partisans de chasser les réfugiés syriens (voire tous les musulmans) hors d’Europe.

En réalité, la question des réfugiés est l’un des rares sujets qui renvoient les nationalistes serbes et croates d’un côté, les nationalistes bosniaques de l’autre. Ces derniers ne peuvent en effet s’identifier totalement à Trump et à ses acolytes européens en raison de l’islamophobie que partagent ceux- ci. Les Balkans occidentaux sont, une fois de plus, prêts pour la guerre, mais pas tout à fait dans les mêmes termes qu’en 1991. A l’époque, en raison des conditions subjectives d’une Yougoslavie en voie de désintégration, les gens étaient prêts à se battre pour leurs propres droits (généralement territoriaux), sans égard pour l’Europe et le reste du monde.

La situation est tout à fait différente aujourd’hui. Les pays des Balkans occidentaux se préparent à une guerre semblable à celles qui ont éclaté en 1914 et en 1941. Ils ont besoin d’un large contexte pour pouvoir régler leurs comptes. Ils veulent une guerre dans laquelle ils pourront mourir pour un roi, un empereur ou un sultan étrangers : sera-ce Poutine ? Erdogan ? Trump ? Les Balkans sont, une fois encore, devenus la scène de manœuvres diplomatiques qui risquent un jour de prendre une tournure militaire. C’est ici que les Russes, après une absence d’un demi-siècle, opèrent leur retour sur la scène européenne. C’est ici que les Turcs réaffirment leur présence dans des régions dont ils ont été chassés il y a un peu plus d’un siècle.

L’Europe n’a pas encore tout à fait perdu les Balkans, mais cela ne tardera pas si elle reste aveugle aux conséquences qui pourraient résulter d’une telle perte. Le prix de l’européanisation des Balkans est sans doute plus élevé aujourd’hui qu’il ne l’était il y a vingt ans – époque à laquelle a été perdue une occasion en or d’établir la stabilité dans la région. Mais ce prix sera infiniment moindre que celui qu’il faudra payer en cas de balkanisation de l’Europe.

Lorsque le ministre turc des affaires étrangères, Mevlüt Çavusoglu, évoque les futures guerres de religion en Europe, et lorsqu’il affirme qu’il n’y a aucune différence entre les sociaux-démocrates européens et les fascistes, il s’appuie sur le sentiment antieuropéen des musulmans bosniaques, des Albanais de Macédoine, voire de l’Albanie elle-même. Nous avons encore le temps de déjouer ses calculs. Mais pour cela, il faudrait que les différentes capitales européennes prennent toute la mesure des arrière-pensées russes et turques dans les Balkans.

Miljenko Jergović, écrivain croate de Bosnie. Traduit de l’anglais par Gilles Berton.
L’intégralité de ce texte est parue dans la revue New Eastern Europe.

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