L’Europe va-t-elle trier les réfugiés ?

Il y a dans la mesure récemment imposée par l’Allemagne à propos des réfugiés, en plus de tout ce qui en a été dit depuis, un terrible aveu implicite qui révèle aussi quelque chose de l’époque tout entière.

Que propose-t-elle donc que l’on fasse sur le sol de la Turquie ? Il s’agit, si l’on a bien compris (et l’on ose à peine prononcer le mot) d’un échange. Un échange qui, tel qu’il est présenté, a quelque chose de magique ou plutôt d’opaque, de massif et aussi d’exporté, et qui, pour toutes ces raisons, a quelque chose à coup sûr de scandaleux. C’est - si l’on a bien compris - un échange «un pour un». Pour un réfugié anonyme expulsé ou refoulé d’Europe en Turquie, la Turquie renverrait un autre réfugié dûment identifié et en quelque sorte validé en Europe. Il y a, ainsi présenté, dans l’allusion même à un «échange» et dans bien d’autres aspects encore quelque chose d’indigne. Sans oublier que, on l’imagine bien, il ne s’agira pas d’un «un pour un», ni même de ce que l’on pourrait appeler un «tri», mais sans aucun doute et pour beaucoup d’un rejet définitif avec ce qu’il a d’inavouable.

Mais on oublie aussi autre chose. On oublie ce que cette opération révèle en creux sur ce qu’il aurait été possible, nécessaire et tout simplement juste de faire. Ce qu’il aurait été juste de faire et qui, implicitement, reste la seule justification minime du processus engagé. Ce qu’il aurait été juste de faire mais à condition que ce soit fait tout autrement, avec de tout autre but, et à tous les endroits et à toutes les étapes du périple de masse des réfugiés de ce temps. Ce qu’il aurait été juste de faire, que l’on appellera ici la nécessité de l’individualisation, condition ici comme partout de l’humanisation véritable. Car, il ne s’agit pas d’opposer seulement rejet massif et accueil de masse, qui aboutira finalement de son côté à des jungles urbaines, ou rurales, brouillant les frontières que l’on cherche en vain à ériger autour d’elles.

Chacun sait que le propre de l’accueil, comme de toutes les relations humaines (le soin, l’éducation, le travail), est de n’être complet ou plutôt de n’être réel que lorsqu’il est, justement, individualisé. Lorsqu’il n’est pas seulement le traitement anonyme d’un besoin mais une parole ou un geste adressé, lorsqu’il permet de se relier à quelqu’un. Or, à lire ce que l’Allemagne a proposé de faire - en masse, au dehors, sans garantie,sans moyens, sans relais, sans promettre d’envoyer des soignants, des éducateurs, des formateurs, etc. -, on se pince. On se dit «et si on allait partout à la rencontre des individus qui ont été poussés par l’urgence vitale au risque de perdre leur individualité - et pour tenter, d’abord, de la leur rendre ?» Or, on a des raisons de craindre, au contraire, que les seuls processus d’individualisation à l’œuvre dans les mouvements de foule actuels soient faits par la police et pour le seul motif de la sécurité.

Etrange monde où seuls la peur et le contrôle obligent à s’adresser à l’autre pour lui-même et à reconstituer son histoire. C’est tout le contraire qu’il aurait fallu faire. Aller sur nos sols européens et partout, en amont même de ces déplacements, à la rencontre de ces individus, leur rendre leur visage, leur voix et leur vie, leurs choix et leurs destins. Parler, écouter, situer, orienter. Et il ne manque pas en Europe d’individus qui s’y mettraient, qui se feraient des relais d’individuation, par exemple dans tel village où tout se passerait différemment si, au lieu d’installer un groupe face à un autre, on demandait à des tiers de permettre la relation.

Prenons un autre exemple qui n’a, en apparence, rien à voir avec le précédent. Lors des grèves concernant le CPE, il y a dix ans, nous avions relevé dans une autre chronique que l’un des vices de la réforme était de légitimer l’absence de parole : on pouvait licencier sans contrainte mais surtout sans justification, sans explication, sans parole, sans relation. Gageons que l’un des enjeux majeurs de la loi sur le travail et de sa contestation se situe sur ce terrain très précis : autour de ce «compte personnel d’activité», ce CPA dont on aurait tant aimé qu’on nous parle et surtout qu’on explique comment il allait «nous» parler, je veux dire à chacune ou à chacun de ceux qui vont être concernés, pour rétablir ce lien aux autres et à soi, qui est la condition de tout le reste. Pour garantir une individualisation, cela aurait été et reste possible, et non pas aggraver sa précarisation.

Que les cadres structurants et individuants de la vie humaine dans le temps soient ébranlés - par la guerre ou là par la misère - et la première urgence, tout autant que le secours vital qui permet déjà de ne pas succomber, est de les reconstituer à travers une individualisation véritable qui redonne à chacune et à chacun les moyens de son destin. Et cela sur plusieurs générations, tant la vie temporelle dépend de cet horizon.

Faisons-le d’urgence et non pas dans une boîte noire exportée dont on se débarrasse et qui nous reviendra, chargée de violence. Mais ici et partout, en allant au-devant de chacune et de chacun, pour la paix de demain, dès maintenant.

Frédéric Worms, professeur de philosophie à l'Ecole normale supérieure. Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Anne Dufourmantelle et Frédéric Worms.

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