L’Europe va vers un djihadisme post-Etat islamique

L’attentat à l’aéroport d’Orly et celui du quartier de Westminster à Londres sont le fait de deux hommes apparemment isolés, du moins dans la perpétration de l’acte terroriste. Le premier, Ziyed Ben Belgacem, 39 ans, était né en France, avait un passé de délinquant, s’est réclamé de l’islam – sans qu’il soit jusqu’à présent reconnu par l’organisation Etat islamique (EI) – alors qu’il était peu religieux, et, au moment de l’attaque, avait consommé de l’alcool, du cannabis et de la cocaïne. Le second, Khalid Masood, 52 ans, un Britannique d’origine jamaïcaine converti à l’islam, avait un casier judiciaire surchargé. Les deux hommes étaient plus âgés que la moyenne des djihadistes européens (27 à 29 ans) et ils ont agi seuls le jour de l’attentat.

On peut penser que ces faits résultent de l’échec des modèles républicain français et multiculturel anglais. Mais ils sont avant tout l’expression de la désintégration de l’organisation Etat islamique et l’onde de choc qu’envoie l’action occidentale (les bombardements aériens, la pression au sol des conseillers américains) sur des populations d’origine immigrée mais pour lesquelles l’islam est moins une religion à défendre qu’une identité postcoloniale, humiliée et bernée. Souvent, des problèmes sociaux se transcrivent dans une psyché plus ou moins perturbée, voire mentalement déséquilibrée, comme c’était le cas de Mohamed Lahouaiej Bouhlel, auteur de l’attentat de Nice, qui souffrait selon son psychiatre tunisien de psychose. La dimension délinquante et le sentiment de vivre dans une situation d’indignité insurmontable apparaissent comme les traits dominants de leur situation mentale.

On est en droit de se poser la question suivante : la disparition de l’organisation Etat islamique va-t-elle sonner le glas du djihadisme au sens d’un mouvement sociopolitique mobilisant de petites minorités musulmanes dans les sociétés occidentales ? Dans ce cas, le djihadisme deviendrait un phénomène de plus en plus marginal qui, sans disparaître, atteindrait un niveau de très faible amplitude avec la chute de cette organisation ; ou bien, assisterait-on à une mutation nouvelle du djihadisme avec le retour en force des groupes du type d’Al-Qaida, nébuleuse de réseaux terroristes déterritorialisés, sur la scène occidentale et en particulier européenne ? S’agira-t-il désormais du postdjihadisme ou du djihadisme post-Daech (acronyme arabe de l’organisation Etat islamique) ?

Mutations du mouvement

Personne ne peut donner une réponse catégorique à ces questions qui sont dichotomiques, la réalité se situant toujours entre les deux limites. Cependant, force est de constater que le terreau djihadiste existe en Europe, où des individus désemparés d’origine immigrée ou des convertis s’identifiant à la cause des opprimés pour en faire eux-mêmes partie – comme Khalid Masood – ou, simplement, par projection de soi sur la cause des opprimés, déclarent la guerre à l’Occident au nom d’un djihad de moins en moins religieux et de plus en plus guerrier, la dimension agonistique étant celle de leur déclaration de guerre aux sociétés où ils vivent et où ils se sentent stigmatisés et mal dans leur peau. Il existe une armée de réserve du djihadisme européen dont l’action ne tarira pas avec la fin du djihadisme mais dont l’ampleur et la portée seront vraisemblablement réduites de ce fait.

Il y aura une mutation du djihadisme, qui se repliera sur d’autres formes d’action violente, les jeunes de retour de Syrie et d’Irak pouvant s’y enrôler, ou encore, partir sur d’autres terrains, notamment au Mali, en Afghanistan, en Libye, ou sur d’autres théâtres du déploiement des djihadistes.

L’Europe va vers un djihadisme post-Daech dont la mutation nécessitera de nouvelles adaptations de la part des sociétés et des organismes de sécurité. Les deux derniers attentats sont l’expression d’un baroud d’honneur symbolique, celui qui marque la fin d’un Etat djihadiste dont les adeptes, affiliés directement à lui ou s’identifiant à son existence, tentent de se manifester sur la scène européenne pour marquer la continuité symbolique d’une lutte qu’ils veulent sans fin mais qui touche à sa fin sous la forme de l’Etat califal.

Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’EHESS, co-auteur avec David Bénichou et Philippe Migaux du livre "Le jihadisme. Le comprendre pour mieux le combattre" (Plon, 2015)

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