Lévi-Strauss et le corps de la femme caduveo

La vie d’un penseur ne commence pas par la fin, lorsque tout est clair, mais par l’expérience initiale d’un échec dont il lui faut imposer la valeur.

On a beaucoup dit que Lévi-Strauss n’avait pas été un véritable ethnographe, que ses expéditions chez les Indiens du Brésil, dans les années 30, avaient été brèves, furtives, inappliquées ; que Tristes Tropiques, le récit autobiographique où il affecte de mépriser les voyages, relate avec une majestueuse amertume le naufrage de ce qu’on appelle un travail de terrain, naufrage élégamment caché par l’éclat de la pensée.

Les Anglo-Saxons, qui se flattent de ne connaître que les faits, le rangent dans la catégorie des «anthropologues de fauteuil», à côté de ceux qui, à la fin du XIXe siècle, écrivaient des ouvrages fondés sur des enquêtes par correspondance ou de sages lectures. Lévi-Strauss aurait tendu ses filets trop haut. Son tour d’esprit philosophique l’aurait empêché de voir une chose simplement comme elle était.

Comme beaucoup de ses jeunes lecteurs, c’est la hauteur de vue de Lévi-Strauss qui m’a d’abord ébloui. Je crois maintenant que son génie réside dans ce prétendu échec ethnographique, qui est seulement le fruit de l’art, l’art de regarder deux choses à la fois et de ne jamais se satisfaire d’une seule. On peut lire dans Tristes Tropiques quelques pages décisives contenant l’œuvre à venir. Lévi-Strauss y décrit les peintures corporelles des femmes caduveo du Mato Grosso. Il y trouve une dualité de styles, l’un angulaire et géométrique, l’autre curviligne et libre, dont la composition selon un axe oblique conduit à un singulier mélange de symétrie et d’asymétrie rappelant nos cartes à jouer.

Première question «structuraliste» : à quelle nécessité logique cela obéit-il ?

Lévi-Strauss souligne que les Caduveo étaient gouvernés par deux idées contradictoires. La première était un principe binaire d’égalité et de symétrie : la société était divisée en deux moitiés exogames opposées, les hommes de l’une devant obligatoirement prendre épouse dans l’autre et réciproquement. La deuxième était un principe ternaire d’inégalité et d’asymétrie : la société était divisée en trois castes hiérarchisées dont les hommes ne devaient prendre épouse que dans la leur (à condition que celle-ci se trouvât dans la moitié opposée). La société caduveo était ainsi régie par un principe de symétrie au sein de chaque caste et d’asymétrie entre elles. Cette dualité, cette contradiction même, obsédait toute la vie des Caduveo.

Deuxième question «structuraliste» : à quoi cela ressemble-t-il ?

Lévi-Strauss relève que leurs voisins, les Bororo, qui connaissaient la même difficulté, l’avaient traitée de manière purement sociologique dans le plan de leur village, composé de trois cercles concentriques (occupés par chacune des castes), solidairement divisés en deux demi-cercles opposés (occupés par chacune des moitiés). Les Caduveo, conclut Lévi-Strauss, n’ont pas adopté la solution sociologique de leurs voisins et ont exprimé symboliquement dans leur art les tensions sociologiques qui les occupaient. Les peintures corporelles féminines sont, en somme, le schéma de la complexité logique de leur société, à la fois symétrique et asymétrique, égalitaire et hiérarchisée.

À l’époque où Lévi-Strauss faisait route vers ce qui subsistait de la société caduveo, nul ethnographe n’aurait envisagé les peintures corporelles comme l’expression d’une vision globale du monde ; nul n’aurait cru devoir les comprendre, dans la perspective apprise d’Émile Durkheim, comme l’empreinte de l’organisation sociale de la société qui les avait produites ; nul n’aurait songé que cette organisation n’était qu’une variante possible d’un même principe que des sociétés voisines pouvaient exprimer autrement ; nul n’aurait cru utile, en somme, d’aller voir une autre chose tout en gardant la première sous la main. Cet art de la comparaison, c’est ce que nous avons appris depuis lors à appeler l’anthropologie sociale.

Stéphane Breton, ethnologue et cinéaste au musée du Quai-Branly et au Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France, fondé par Claude Lévi-Strauss.