L'exemple chilien

Alexis Karklins-Marchay enseigne à l'Ecole des hautes études commerciales (HEC) et à l'Ecole supérieure de commerce de Paris (LE MONDE, 20/01/06):

On aurait pourtant tort de voir dans l'élection de Michelle Bachelet à l'élection présidentielle chilienne qu'un espoir pour les pays émergents. La réussite de la Concertation démocratique (coalition de centre-gauche regroupant les socialistes, les radicaux et les chrétiens-démocrates) constitue également une véritable leçon pour les partis de gauche d'Europe, notamment pour le Parti socialiste français. Et la visite médiatisée de Ségolène Royal comme le soutien des ténors de gauche ne doivent pas faire oublier les différences fondamentales de ligne politique et de conception de la société entre les deux formations.

La lecture du programme de la nouvelle présidente (Programa de gobierno, 2006-2010) est à ce titre instructive. Certes, à plusieurs reprises, Mme Bachelet tient des propos que la gauche française ne renierait pas. Par exemple, lorsqu'elle rappelle qu'il sera de son devoir de construire une société plus démocratique, plus participative et moins inégale ; ou quand elle met l'accent sur l'éducation et la redistribution sociale comme facteurs de développement personnel et d'équité.

Pour autant, le programme de la nouvelle élue à la présidence du Chili apparaît en très grand décalage avec les discours actuels des leaders socialistes français. Ses propos en matière de politique économique et sa vision de la mondialisation témoignent en effet d'une lucidité et d'un pragmatisme sans complaisance démagogique ni populisme idéologique. D'une certaine façon, la nouvelle présidente chilienne incarne le modernisme réformateur que le PS paraît appeler de ses voeux mais dont il n'a jamais vraiment commencé à décrire les contours.

Imagine-t-on par exemple dans notre pays un futur candidat de gauche écrivant dans son projet politique qu'une "économie moderne doit être flexible et adaptable" du fait des changements technologiques permanents, et que, pour cela, "il est nécessaire d'avoir un droit du travail à la hauteur de cet enjeu" ? Imagine-t-on encore un responsable politique français soutenir qu'aucun programme public, aucune subvention gouvernementale, aucune réforme du droit du travail ne
sauraient remplacer une nécessaire stabilité macroéconomique favorable à la création d'emplois ? Qu'il est indispensable de conserver l'objectif d'un excédent budgétaire représentant 1 % du PIB afin de maintenir des marges de manoeuvre en cas de retournement conjoncturel ?

A-t-on déjà entendu les principaux leaders du PS défendre l'idée qu'il est impératif d'améliorer la rentabilité des actifs gérés par le secteur public ? Reconnaître que les marchés financiers modernes
offrent chaque jour plus d'alternatives pour les personnes, les entreprises et les pays qui souhaitent se couvrir contre les aléas économiques ? Souligner que la mondialisation, si elle offre des nouvelles opportunités pour les entreprises, peut aussi conduire à des concentrations qui réduisent la libre concurrence et lèsent les intérêts des citoyens et des consommateurs ? Qu'en conséquence "une économie moderne combat et sanctionne les pratiques anticoncurrentielles" ?

Comment ne pas enfin mesurer le retard dans le discours politique français lorsque Michelle Bachelet explique que pour croître plus et mieux, le Chili doit pouvoir s'appuyer sur ses PME, portées par "des entrepreneurs qui, avec des idées neuves et productives, augmentent la compétitivité du pays".

Le programme de la nouvelle présidente ne se contente pas d'énoncer des principes généraux. Il prévoit également 36 mesures pratiques devant être appliquées dans les cent premiers jours, touchant à la fois l'emploi, la sécurité sociale, l'éducation, les femmes, la santé, la sécurité, l'esprit d'entreprise, la compétitivité, le renforcement de l'enseignement de l'anglais, le service militaire, l'environnement, la décentralisation et la démocratie.

Au total, la ligne politique de Michelle Bachelet apparaît ambitieuse mais pragmatique, en phase avec l'économie du savoir et l'internationalisation des échanges, en reconnaissant notamment le rôle central des entreprises et de l'économie de marché dans le développement du Chili. Elle donne ainsi un sacré coup de "vieux" aux lubies des responsables socialistes français. Car, à bien écouter la plupart de ces derniers, qu'entend-on ?

Qu'il faut abroger les réformes Fillon sur les retraites, supprimer le contrat "nouvelle embauche", renationaliser EDF à 100 %, réduire la flexibilité supposée du marché du travail, retourner au régime antérieur des heures supplémentaires, etc. Peu de propositions concrètes donc mais plutôt des invectives sur le caractère sécuritaire et "ultralibéral" de la politique du gouvernement actuel, accompagnée d'une condamnation systématique de la mondialisation, là encore qualifiée d'"ultralibérale". En outre, plus l'élection présidentielle de 2007 va se rapprocher, plus le PS risque de "gauchir" son discours en récupérant certains thèmes évoquant plus la nostalgie du programme commun et l'appel à la rupture avec le capitalisme que la nécessaire redéfinition de la socialdémocratie moderne du XXIe siècle.

On pourra bien sûr toujours objecter que l'histoire politique des deux nations est très différentes l'une de l'autre, mais cette objection ne paraît pas recevable. Michelle Bachelet a bien conscience du fait que si, depuis le retour de la démocratie en 1990 et la succession continue de gouvernements de centregauche, le Chili connaît la plus forte croissance du continent américain, c'est précisément parce que son pays est aussi le plus tourné vers l'économie de marché. Cette ouverture, qui s'est accompagnée d'une forte réduction de la pauvreté mais aussi de l'accroissement des inégalités, n'est désormais plus
remise en cause par la grande majorité des Chiliens.

Alors que la gauche française construit aujourd'hui un discours centré sur la protection des salariés et la diabolisation systématique de la mondialisation, la gauche chilienne, elle, axe son programme sur la manière dont l'Etat doit intervenir pour aider l'ensemble des Chiliens à participer à cette économie mondialisée. Nos leaders socialistes feraient bien d'en tenir compte. Il fut un temps où l'on qualifiait la droite française de plus bête du monde. Les prochains mois pourraient démontrer que la gauche française est peut-être la plus archaïque.