L’extrême droite polonaise perturbe un colloque sur la Shoah

Les 21 et 22 février se tenait, à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris), un colloque international consacré à la nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah, accompagné d’une conférence de l’historien américain d’origine polonaise Jan Gross au Collège de France. Quel ne fut pas l’étonnement de la très nombreuse assistance de voir une trentaine d’individus se réclamant de l’Eglise polonaise («Nous sommes catholiques ! Nous sommes polonais !») perturber le colloque en voulant imposer leur vision des relations judéo-polonaises pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils n’ont eu de cesse - certains étaient venus exprès de Pologne - de crier et d’interrompre les participants par des quolibets et insultes, les traitant de menteurs, tapant des mains de façon intempestive, exigeant de filmer les débats, y réussissant partiellement : des extraits du colloque ont été immédiatement mis en ligne avec des commentaires haineux. Certains de leurs propos étaient clairement antisémites. Une chaîne de télévision polonaise d’extrême droite les a abondamment interrogés devant l’immeuble de l’EHESS, après le colloque. On a alors vu resurgir un vocabulaire d’un autre âge, suivant l’expression d’Annette Wieviorka : «Les Juifs sont une nation très sournoise et ça se voit», «ils veulent investir le champ de l’éducation», «ils veulent que leur Shoah, leur Holocauste soient racontés selon leur narration», «plus nous nous mettons à genoux devant les Juifs, plus ils nous calomnient», «il n’y avait pas beaucoup de Français dans la salle, on parlait yiddish», «les Juifs ont un psychisme particulier», etc.

Une telle manifestation aurait été impensable il y a encore peu de temps. Mais depuis l’avènement en Pologne d’un pouvoir qui entend promouvoir un patriotisme d’affirmation, des groupes plus zélés que les gouvernants actuels ont fait leur apparition : on les voit lors des manifestations du 11 Novembre, jour anniversaire de l’indépendance polonaise, devenu depuis quelques années un rendez-vous des extrêmes droites européennes, ou encore au musée d’Auschwitz, où un groupe antisémite entendait récemment «combattre la juiverie».

En 2001, la Pologne a pourtant été le troisième Etat européen, après l’Allemagne et la France, et le premier Etat de l’après-communisme, à affronter un passé que l’historiographie officielle et la politique mémorielle en vigueur entre 1945 et 1989 s’étaient évertuées à soigneusement gommer. Dépecée par ses voisins soviétique et nazi, la Pologne avait héroïquement combattu, et sa résistance intérieure avait été la plus puissante d’Europe. En ce qui concerne les Juifs, l’historiographie dominante de cette époque affirmait que, premièrement, les Polonais les avaient massivement secourus et, deuxièmement, que si des maîtres chanteurs attendaient des Juifs aux portes des ghettos pour les dépouiller, il s’agissait d’une «lie telle que chaque société en connaît». Ce schéma binaire a volé en éclats en 2000 lorsque Jan Gross fit paraître en Pologne un petit livre intitulé les Voisins qui décrivait le meurtre, en juillet 1941, de la population juive d’une bourgade, Jedwabne, par ses voisins polonais. Cette révélation rompait avec celle communément partagée de «l’innocence polonaise», d’autant que des historiens polonais, chargés de vérifier les assertions de Gross, conclurent à une vingtaine de massacres du même ordre dans la même région, dans l’est de la Pologne. Le président de la République de l’époque, Aleksander Kwasniewski, se rendit à Jedwabne le 10 juillet 2001, soixante ans jour pour jour après le massacre, et demanda pardon aux Juifs. Cet acte de repentance ne fut pas unique, le primat de Pologne dit une messe de son côté. Depuis, une nouvelle génération d’historiens et de spécialistes de sciences sociales est née qui, se penchant sur des sources anciennes et nouvelles, a examiné de plus près la figure de l’acteur polonais et non plus celle du témoin qui avait prévalu jusqu’alors, en particulier dans les zones rurales. L’une de ses conclusions s’est vite imposée : pendant la guerre, il était dangereux pour les Juifs de chercher un appui dans les campagnes polonaises. En 1945, il y avait très peu de survivants juifs ayant subi la guerre en terre polonaise, de 30 000 à 40 000 (auxquels s’ajoutèrent les 250 000 réfugiés en URSS au début de la guerre). La nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah a documenté par de nombreuses recherches l’errance des Juifs, leurs stratégies de survie dans un environnement hostile, leur dépouillement, les actes de délation dont ils ont été l’objet. Certaines de leurs publications ont paru en français, mais la plupart n’ont pas été traduites. Cette nouvelle école a enfin donné lieu à la création d’un Centre de recherche sur l’extermination des Juifs, dirigé par Barbara Engelking, professeure à l’Académie des sciences de Pologne, et à une revue qui en est à son 14e numéro. Des milliers de pages scrutent ainsi les relations entre Juifs et Polonais pendant la guerre. Et c’est à ce nouveau paradigme - sortir du schéma binaire pour regarder en face le destin des Juifs côtoyant leurs concitoyens non-Juifs - qu’a été consacré ce colloque, soutenu par l’EHESS, la Fondation pour la mémoire de la Shoah, l’université de Strasbourg et plusieurs laboratoires du CNRS.

Ce nouveau paradigme est attaqué par les autorités actuelles, qui ont promulgué l’an dernier une loi menaçant les chercheurs qui porteraient «atteinte à l’image de la Pologne». Sous l’effet des protestations internationales, la loi a été retirée depuis pour sa partie pénale, mais elle reste en vigueur au civil.

Le déferlement de haine manifesté au colloque de l’EHESS a été relayé par des organes de presse en Pologne, y compris la télévision publique qui n’a pas hésité, au journal télévisé de 19 h 30, le 23 février, à montrer les photographies de quatre des participants polonais (Jan Gross, Barbara Engelking - pourtant absente Jacek Leociak, Jan Grabowski). On mesure à quel point le chemin emprunté par la nouvelle école est devenu périlleux pour ses représentants. Et à quel point la régression politique d’une Pologne revenant sur ses fondamentaux nationalistes est articulée à un projet concerté de régression historiographique.

Par Jean-Charles Szurek, directeur de recherches émérite au CNRS.

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