L'hégémonie absolue de l'Europe et des Etats-Unis s'estompe

Qui aurait imaginé, il y a seulement une demi-douzaine d'années, que le Brésil et la Turquie pourraient proposer une médiation concernant le dossier nucléaire iranien ? Quelle que soit l'issue de cette initiative controversée, elle indique la montée de nouvelles puissances régionales, désireuses de modifier un statu quo dans lequel elles ne jouaient guère de rôle auparavant.

Nous sommes très loin de la perception de l'équilibre qui paraissait régner vers 2003, à l'époque où Washington se sentait omnipotent. Le refoulement de l'ancienne Union soviétique aux frontières de la Russie, avec l'extension de l'OTAN, et les révolutions de couleurs, étaient menés grâce au pouvoir feutré (soft power). L'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyan (port turc) allait acheminer vers l'Occident des hydrocarbures, jusque-là réservés à Moscou. Washington projetait, avec la guerre d'Irak, de remodeler à son profit le "Grand Moyen-Orient". Force est d'en constater l'échec.

La phase du refoulement de la Russie a pris fin en 2008, lorsque le président géorgien a commis l'erreur stratégique de s'engager dans un conflit avec celle-ci. L'Ukraine ne fera pas partie de l'OTAN. Malgré de sérieux handicaps, Moscou reste l'arbitre incontestable au Caucase et son influence en Asie centrale reste importante, jusqu'au très convoité Kirghizistan, si proche de la Chine, où les Etats-Unis tiennent aussi à maintenir une base.

Là-dessus, la crise frappait les Etats-Unis avant d'affecter l'Europe. Celle-ci, loin d'être terminée, accentuait l'importance de la place prise par les "réémergents" (tous asiatiques, sauf le Brésil) et tout particulièrement de la Chine, désormais acteur majeur. La transformation de cette dernière, à la façon bismarckienne, opérée en à peine trois décennies, modifie un statu quo longtemps exclusivement dominé par les Occidentaux. Ce bond en avant se fait au prix de nombre de laissés-pour-compte. Mais la stagnation est-elle moins coûteuse ? Il est bon de relire le jeune Engels : La Situation de la classe laborieuse en Angleterre en 1845. Il ne faut pas oublier ce que fut la condition ouvrière dans le plus démocratique et le plus puissant des Etats européens.

L'Inde a surclassé de façon écrasante son adversaire constitutif : le Pakistan qui, depuis vingt ans, se cherche, en Afghanistan, un "arrière stratégique" au lieu de se préoccuper de croissance et reste l'épicentre de la crise régionale. Washington voit en l'Inde un allié pouvant contrebalancer, en partie, le poids de la Chine en Asie.

De toute évidence, mis à part le Brésil, ce pays-continent qui tient cette fois des promesses d'avenir, jadis si souvent déçues, la partie essentielle se joue sur le continent eurasiatique et, tout particulièrement, autour du bassin caspien et le long de son arc méridional.

Pour des économies en pleine croissance, comme la Chine ou l'Inde, mais aussi pour les vieux pays industriels que sont les Etats-Unis, le Japon et l'Europe, les hydrocarbures sont plus que jamais l'objet de vives rivalités.

Les Etats-Unis, qui traversent une crise multiforme dont les effets, à l'échelle de l'Occident, sont loin d'être épuisés, connaissent de sérieuses difficultés en Afghanistan et en Irak. Dans ce dernier pays, rien n'est réglé. Toutes les conditions menant à une recrudescence de la guerre civile sont encore présentes. Qui sera premier ministre ? Grâce à quelle coalition boiteuse ? L'Etat sera-t-il fédéral ou centralisateur ? De façon ultime, le chiite qui sera au pouvoir à Bagdad n'aura-t-il pas la tentation populiste d'unir contre les Kurdes la majorité des Arabes ?

En Afghanistan, l'intensification de la guerre est à l'ordre du jour, malgré les apparences de négociation. Le gouvernement et l'administration d'Hamid Karzaï restent le talon d'Achille de la nouvelle stratégie américaine trop tardivement adoptée. Une décente non-victoire est-elle encore possible ?

Le plus puissant des Etats démocratiques ne peut venir à bout d'une guerre irrégulière menée avec des moyens très rustiques par un petit nombre d'hommes, car il ne s'agit pas d'une insurrection massive, comme au Vietnam. Faut-il rappeler que les Etats-Unis et l'OTAN ont, en huit ans, perdu au total moins de 1 700 soldats et que cela paraît trop à nos opinions publiques ?

La crise majeure alimentée par le contentieux territorial entre Israël et les Palestiniens concerne l'Iran et son programme nucléaire. Barack Obama est bridé par l'hypothèque iranienne pour faire aboutir des négociations entre le gouvernement israélien et les autorités palestiniennes de Cisjordanie. Pour le Likoud et ses alliés, religieux ou non, il s'agit de pratiquer une politique dilatoire en attendant que le président Obama disparaisse de la scène politique, ou ne soit plus en mesure de peser. Cette stratégie est-elle, à terme, plus cohérente que celle de la création d'un Etat palestinien en Cisjordanie préconisée par Tzipi Livni ? On peut en douter.

Au Moyen-Orient, la Turquie est, de toute évidence, devenue la puissance majeure avec trois fers au feu : l'Union européenne pour laquelle elle représente le couloir énergétique incontournable, les pays musulmans dont elle entend reprendre la tête, et l'Asie centrale turcophone jusqu'au Xinjiang chinois. Sur le fond, les intérêts des Etats-Unis et de la Turquie sont les mêmes et visent à affaiblir l'influence russe en Asie centrale et au Caucase.

L'Asie orientale, de l'Inde à la Chine, 3,5 milliards d'individus, sur lequel nous sommes peu informés, avance à grand pas. Sait-on, par exemple, que la seule Corée du Sud produit le tiers de la flotte marchande mondiale ?

Nous stagnons, dans une crise qui exige des réformes profondes, tandis que des "réémergents" se développent rapidement et exigent d'autres règles du jeu.

Le défi, sur fond de changement d'équilibre démographique, est économique et concerne entre autres l'énergie, l'éducation, la recherche innovante. Les Etats-Unis semblent en mesure de le relever grâce à leur capacité d'adaptation et à leur dynamisme. C'est précisément ce qui nous manque et que nous ne résoudrons pas, ni avec des effets d'annonce sur la scène internationale, ni des corporatismes décidés à ce que rien ne change, ni avec une partie de la population encline à peu travailler, ni avec un important chômage chez les jeunes.

L'hégémonie absolue exercée par l'Europe et les Etats-Unis, depuis bientôt trois siècles, s'estompe. Nous n'échapperons pas à la nécessité de l'austérité et du travail si nous voulons rester compétitifs. L'Allemagne paraît l'avoir compris.

Gérard Chaliand, écrivain et géostratège.