L’horreur d’un imbroglio inextricable

Rien ne semble pouvoir mettre fin à l’agonie dans laquelle la Syrie, depuis plus de quatre ans, se voit plongée. De toute évidence, l’offensive diplomatique menée par la Russie au cours des derniers mois et son intervention militaire musclée des dernières semaines approfondissent, autant qu’elles aggravent, la complexité d’une situation géopolitique déjà inextricable, tout en contraignant les Etats-Unis et leurs alliés à repenser en profondeur leur stratégie. A cet égard, nombreux sont ceux qui considèrent à présent la nécessité d’une coopération ouverte avec le Kremlin pour trouver une issue à cette conflagration meurtrière, dont les effets ne cessent de se répandre au double niveau régional et mondial. Le «retour» de Moscou au Moyen-Orient s’inscrit du reste dans le cadre d’une décroissance de la contribution militaire de Washington au règlement du conflit, attitude plus ou moins assumée depuis la Maison Blanche, où Barack Obama n’a jamais fondamentalement eu un quelconque désir de réengagement dans les affres du bourbier moyen-oriental, qu’il s’agisse de l’Irak, du Levant ou de bien d’autres terrains.

Le pari opéré par Vladimir Poutine en Syrie apparaît aux antipodes de celui de Barack Obama. Celui-ci a tout d’abord agi avec une extrême rapidité, à l’heure où son homologue américain essuie toujours d’âpres critiques pour avoir tardé à s’impliquer, une hésitation qui aurait amplifié la guerre civile et l’impunité non seulement du régime, mais aussi de ses adversaires. Le fait est que les Etats-Unis perçoivent cette conflagration comme «périphérique», notamment face à l’Irak, qu’ils ont occupé pendant près d’une décennie et terreau originel de l’Etat islamique. Tandis que Moscou maintient un soutien indéfectible à Bachar al-Assad et à ses troupes, avec pour optique immédiate de préserver les positions du régime menacées par la contamination jihadiste, Washington et ses partenaires, au premier rang desquels la France, n’envisagent aucune résolution politique tant que le «tyran» conservera le pouvoir. Entre ces deux approches, la seule convergence apparente concerne l’impératif de contenir et défaire l’Etat islamique. Or, dans les régions qu’elle vise, la Russie bombarde bien au-delà de Daech tous les «ennemis» désignés de Damas, jihadistes ou simples révolutionnaires.

La réactivation du «Grand Jeu» au Moyen-Orient et l’intensité de la guerre des mots entourant le désastre syrien ne sont pas sans rappeler de vieux épisodes de la guerre froide et faire écho au conflit en Ukraine, pour l’heure partiellement «gelé». Si des discussions ont été conduites au plan bilatéral et dans l’enceinte onusienne, les prémices d’une coopération américano-russe sont essentiellement contraintes par le nouvel assaut donné par Moscou et ses conséquences évidentes sur la campagne occidentale et ses amodiations. Si les Etats-Unis accusent la Russie d’avoir «jeté de l’huile sur le feu» et mettent en cause les intentions de Poutine et ses cibles réelles, la Russie accuse, en retour, l’Occident d’«hypocrisie», pour reprendre les termes du ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et de favoriser les jihadistes. Par extension, le durcissement du ton entre les deux grandes puissances a pour effet non pas une quelconque détente entre Etats régionaux, comme Obama y appelait depuis plusieurs années, mais au contraire un renforcement ostensible de leurs dogmatismes respectifs sur cet échiquier par ailleurs devenu illisible.

De fait, dans cet enchevêtrement d’acteurs, d’intérêts et de logiques conflictuelles, une réalité a priori fondamentale mais étrangement négligée des pourparlers et calculs stratégiques doit être réintroduite de toute urgence : la Syrie, dont les habitants sont les plus concernés par un règlement de la crise, à défaut duquel ils continueront de fuir par centaines de milliers face aux violences émanant à la fois du régime, de l’Etat islamique, d’autres factions armées ainsi que des bombardements occidentaux et russes, laissant leur lot de destructions et de morts au sein des populations civiles. Cette «absence» syrienne serait presque ironique si elle n’était pas synonyme de torrents de sang, de l’innommable, qu’aucune «solution» extérieure n’a permis à ce jour de freiner. Pour une majorité de Syriens, pourtant viscéralement attachés à leur patrie, le seul salut se trouve sur la route de l’exil, coûte que coûte, par tous les moyens.

Car si chacune des parties régionales et mondiales projette sa vision idéale de ce que devrait être une future Syrie, aujourd’hui en lambeaux, et si chacune reconnaît que la désintégration du pays représente une menace systémique bien supérieure à sa seule capacité de contrôle, les efforts vers une négociation concertée, multilatérale, demeurent une peau de chagrin. Au-delà des intérêts propres du peuple syrien, supposés primer sur toute autre considération mais dans les faits superbement ignorés, chacun semble jouer sa carte au milieu des flammes pour retirer le maximum de gains politiques en prévision d’un épilogue improbable. Certes, des terroristes ont été remis à Riyad avec l’aide de Téhéran. Certes, Moscou a repris langue avec le royaume saoudien et a levé ses objections à une enquête sur les attaques chimiques récentes attribuées au régime de Damas. Mais à aucun moment les Etats-Unis, la Russie, l’Iran, l’Arabie Saoudite ou la Turquie ne se sont réunis autour de la table pour évoquer les modalités d’une sortie de crise et revoir leurs positions les plus maximalistes.

Dans ce contexte, la réalité syrienne échappe largement aux protagonistes qui en revendiquent publiquement la maîtrise, et le scénario d’une partition pourrait être inéluctable. Derrière leur jeu de ping-pong discursif, ni l’Occident ni la Russie n’envisagent d’action militaire sur la longue durée qui risquerait de nourrir le jihad global pour plusieurs générations et sans résultat probant. Il s’agit là de la principale inquiétude de Washington, dont la priorité n’est plus de renverser Assad avec l’appui de rebelles «modérés» brillant par leur faiblesse et aux loyautés parfois douteuses. Moscou ambitionne de sauver Damas d’un effondrement total qui menacerait, par ricochet, son proche voisinage ; si le Kremlin appuie l’armée syrienne, aucun de ses stratèges ne croit vraiment en sa capacité à reprendre la main hors de la «Syrie utile», en particulier dans les régions tenues par l’Etat islamique. L’Iran entend, quant à lui, s’assurer que la Syrie demeure un pont vital vers le Hezbollah libanais, premier associé face à Israël, et appuie le dictateur alaouite par le biais de diverses milices. Quant aux monarchies du Golfe et à la Turquie, elles n’envisagent aucune issue qui inclurait Assad. Violence, faillite des Etats et exode humain ont ainsi encore de longs jours devant eux.

Myriam Benraad, Politologue, spécialiste du Moyen-Orient à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, chercheure au Ceri, à Sciences-Po et à la Fondation pour la recherche stratégique.

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