L’hymne au chagrin européen

J’ai eu l’insigne honneur de servir dès 1970 la Communauté européenne, et donc la vision et les idéaux européens. Mon premier emploi a été le Centre d’Information pour les Communautés européennes à Athènes (1970-1972). A la fin des années 60 et au début des années 70, alors que la Grèce était sous la junte militaire, les institutions européennes ont soutenu les Grecs opprimés; elles étaient synonymes de liberté et de démocratie. Je suis fier d’avoir été toute ma vie un activiste proeuropéen.

En ma qualité de diplomate puis d’ambassadeur de Grèce, j’ai eu le privilège de travailler dans l’ombre de véritables hommes d’Etat européens dont la vision et l’action pour l’Europe ont été bénéfiques à la Grèce, à l’Europe et à l’Europe du sud-est au sens large, quels qu’aient été leurs idéologies, leurs tactiques et leurs agendas politiques.

On peut dire à juste titre que d’un point de vue tant politique qu’institutionnel, l’adhésion de la Grèce a ouvert la voie à d’autres élargissements.

En Grèce, à Chypre, en Espagne et ailleurs, nombreux sont ceux qui s’irritent des préjugés imprégnant certains commentaires et déclarations concernant le sud de l’Europe ou, plus précisément les populations du sud. En fait, j’ai personnellement constaté leur existence, même d’un point de vue institutionnel, lorsque la Grèce a déposé sa candidature pour l’appartenance à l’Union européenne (UE). La Grèce est devenue le premier membre du club issu de la périphérie. Et pourtant, nous étions toujours considérés «différents» en quelque sorte.

Le concept de «l’Europe à deux vitesses» a été élaboré et même publiquement proposé en 1977-79 durant le processus d’examen de la canditature hellénique. Je me rappelle encore Gaston Thorn et Leo Tinderman exposant cette idée.

Mon opinion sur l’actuelle crise européenne (pour ne pas utiliser le mot débâcle) est la suivante:

– elle est profonde, génératrice de discorde et massive;

– elle a dressé le Sud contre le Nord et le Nord contre le Sud;

– elle est politique et institutionnelle;

– elle a plus à faire avec la valeur de l’euro qu’avec les valeurs européennes.

Dans une optique géostratégique, l’Europe du sud-est qui comprend deux membres de l’UE, la Grèce et Chypre, devrait revêtir plus d’importance en raison de son voisinage immédiat avec le Moyen et le Proche Orient ainsi qu’avec l’Afrique du Nord, région où des mutations et changements historiques sont en cours.

Quelle que soit l’issue de ce cycle d’énormes changements, une évidence s’impose: les voisins qu’aura l’Europe au Proche-Orient seront différents. Sûrement d’un point de vue politique, et probablement aussi d’un point de vue territorial. Et il est tout aussi évident que l’ère de «stabilité» du Moyen-Orient, garantie par des tyrans et des dictateurs, est révolue. Qui plus est, il est impossible de présumer de la durée de cette mutation encore en phase initiale. Je m’attends à ce que les sables mouvants progressent vers le Golfe persique et au-delà.

En fait, ce qui se passe à l’heure actuelle sur les côtes sud et est de la Méditerranée présente des similitudes avec la chute du Rideau de Fer et l’effondrement des régimes totalitaires en ex-Union soviétique et du régime autoritaire en ex-Yougoslavie. Peu de gens ressentent encore la nostalgie de cette dérangeante «stabilité». L’Europe du sud-est est aussi la porte d’entrée énergétique et le croisement des routes - les voies ? - menant de l’Est à l’Europe centrale et occidentale. C’est cette partie du poste avancé de l’Europe qui joint le vieux continent à l’Asie et, en Afrique du nord, à l’Egypte et à la Libye. Et pourtant, l’Union Européenne est toujours remarquablement absente de la scène du Moyen Orient.

Question de rhétorique: quelqu’un peut-il soutenir ou croire que l’actuelle division politique entre le Nord et le Sud ou, si vous préférez, entre le Sud et le Nord rende l’Europe plus goûteuse à ses voisins?

Eh bien, nous nous sommes tous rendus compte que l’appartenance à l’Union n’est pas synonyme de perfection. Oui, en effet, nous en sommes loin. Cette estimation n’est pas attribuée exclusivement à un seul pays; elle est valable pour de nombreux pays, y compris ceux qui tirent les ficelles .

De surcroît, il est évident que les alignements, sacrifices et compromis constituant les conditions préalables requises pour rejoindre l’UE ne peuvent tout simplement cesser le jour où vous mettez le pied dedans. La Grèce, l’Espagne, le Portugal et récemment Chypre ont appris cette leçon à leurs dépens.

Il ne s’agit pas seulement d’un échec dans le domaine économique. C’est un échec de politiques. La crise européenne actuelle associée à l’écroulement de la dignité des Grecs, des Espagnols et des Chypriotes, tous détenteurs d’un passeport européen, démontre qu’il ne suffit pas seulement de travailler et de «traiter» avec les élites politiques en poste ou avec l’«establishment».

Effectivement, en tant que partie de ce système, nous avons notre part de responsabilité pour nos propres échecs et erreurs. Les élites politiques, qu’elles soient au pouvoir ou dans l’opposition, devraient faire preuve de plus d’humilité et d’un sens plus aigu de leurs responsabilités. Cependant, leurs «slogans» ne sont qu’arrogance et récriminations. Le jour des élections, ce sont la peur et le désespoir qui déterminent notre vote, et non la perspective d’un «changement» ou de «jours meilleurs».

Qui plus est, il existe un dramatique déficit d’information/communication publique au sein des institutions de l’Union européenne aussi bien qu’à l’intérieur de nos propres systèmes démocratiques. Songez par exemple à la façon dont la discipline de parti prend le pas, souvent de façon irrationnelle, sur la conscience personnelle.

Le fossé séparant le citoyen ordinaire d’une part, les institutions européennes et les élites politiques d’autre part n’a jamais été si profond et si large. Il n’est pas étonnant que le message ne passe pas; il n’est pas compris; il n’est pas toléré: en fait, il est rejeté par la société. L’Europe doit atteindre les citoyens; atteindre ceux qui n’ont pas de travail et ceux qui ne sont pas employés; atteindre les démunis; atteindre ceux qui ne peuvent pas acheter leurs médicaments ou nourrir leurs enfants.

«Polis» et «politis» ne sont indéniablement pas capables de comprendre pourquoi on leur impose de douloureuses mesures ou contre mesures économiques alors que, dans le même temps, leurs archontes démocratiquement élus ne sont souvent pas les meilleurs (les «aristoi»). Si l’ethos et la conscience des responsabilités ne composent pas le code de la conduite politique, nous manquons à nos devoirs envers notre propre pays et également envers notre Europe.

Les concepts aristotéliciens de «catharsis» et de «metron» devraient constituer la règle et non pas l’exception à la règle dans le domaine politique, et ce tant au niveau européen qu’au niveau national. Toutefois, ce même «metron» est aussi indispensable quand des mesures d’austérité ou plutôt d’appauvrissement sont prescrites comme remèdes.

Le chemin vers l’Europe et le chemin de l’Europe sont notre Odyssée commune. Il n’existe pas d’alternative crédible.

Nous devons des excuses à ces citoyens européens en Grèce, en Espagne et ailleurs qui ont perdu leur droit à la dignité. La démocratie ne consiste pas seulement à procéder à des élections honnêtes. Avant tout, elle consiste à protéger notre dignité personnelle.

La leçon à tirer de la crise actuelle et du déclin des valeurs fondamentales de l’Europe est que l’Union Européenne est en train de perdre du terrain. De plus, nous perdons notre foi en notre Europe.

La politique et les politiques sont semblables à un marathon et non pas à un sprint de 100 mètres. Je crains qu’en concentrant son attention sur le premier kilomètre, l’Union européenne, notre Europe, risque de perdre la course du marathon.

C’est pourquoi le 9 mai à Athènes, à Nicosie, à Madrid aussi bien qu’à Bruxelles ou Berlin et à travers toute l’Europe, un «Hymne au chagrin» pour notre Europe devrait remplacer l’ «Hymne à la Joie».

Alexandros Mallias, ancien ambassadeur de Grèce à Washington.

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