Liban : « Nous ne dormirons jamais »

Et l’on se réveille comme dans ces quelques mots d’Alice : « Je me demande si on m’a changée pendant la nuit ? ».

Plus d’un compte, Jour 1, Jour 2, Jour 3, Jour 4, Jour 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11…, d’enthousiasme ou d’appréhension, des deux à la fois peut-être. Je ne veux, je n’ose compter.

Comment rendre compte de ce qui se vit ici, de ce que nous vivons ici, de ce que je vis ici ? Comment rendre compte d’une telle intensité ? Un journal de bord, journal de bord du soulèvement ? Comment dire l’étendue et la diversité des sentiments éprouvés face à autant de disparités soudainement rassemblées ?

Comment dire ce bouleversement, en moi tout d’abord, mon inattendue capacité à écouter, simplement écouter l’autre, les autres, individu(s) ou groupe(s) d’individu(s), avec lesquels j’avais fort peu, pour ne pas dire quasi aucune connivence politique ? Non pas une improbable et ingénue brusque harmonie, non, juste écouter autrui, d’autant plus quand quasi-tout nous sépare, et me rendre compte que lui aussi peut aujourd’hui écouter, voir l’autre.

Insolence et d’humour

Comment dire mon inattendue capacité à voir, écouter, au-delà de ces pénibles hymnes et drapeau national (et ce quel que soit le pays), à passer outre plus d’un slogan creux, plus d’un chant ressassé, plus d’une emphase, ne serait-ce que l’usage pour le moins hâtif du mot révolution ; à me dire que l’illusion d’une nation « enfin » naissante n’est qu’une inévitable illusion qu’il me faut bien apprendre à dépasser ? Transcender ? Comment aussi ne pas rire aux éclats sous le déferlement d’insolence et d’humour, jubiler sous l’inventivité de ces femmes « slameuses » ? Le monde est de nouveau en mouvement, l’individu et le collectif, l’intime et le publique, dans un même élan. Tous nos sens, y compris le sixième, chancellent.

Chacun d’entre nous et (nous) tous. Absolument chacun d’entre nous et absolument (nous) tous.

Je relis ce fragment dans A nos amis (La Fabrique, 2014) du Comité invisible [groupe révolutionnaire influent dans l’ultragauche ] : « Si une accumulation de gestes ne suffit pas à faire une stratégie, c’est qu’il n’y a pas de geste dans l’absolu. Un geste est révolutionnaire, non par son contenu propre, mais par l’enchaînement des effets qu’il engendre. C’est la situation qui détermine le sens de l’acte, non l’intention des auteurs. Sun Tzu disait qu’“il faut demander la victoire de la situation”. Toute situation est composite, traversée de lignes de forces, de tensions, de conflits explicites et latents ».

« Composite, traversée de lignes de forces, de tensions, de conflits explicites ou latents. » Et c’est quasiment la description de ce bout de territoire méditerranéen. Traversée et transpercée. Et pourtant.

Poème suspendu

Accepter d’aller avec les flux, aussi déroutant soient-ils, les accompagner, corps et âme.

Et je me dis que nous sommes peut-être ces lucioles dans cette nuit qu’ils veulent nous imposer à jamais. (Me faut-il préciser qu’« ils » étant ceux qui gouvernent, qui ont gouverné, qui veulent gouverner, qui le veulent plus que tout, à tout prix, directement ou/et indirectement, tissant, resserrant, encore et encore, toutes sortes d’inextricables réseaux ?)

Ces quelques mots, cette quasi-prière, calmement exprimés lors du permanent rassemblement à Tripoli, la deuxième ville du pays, réveillée d’entre les morts, véritable Lazare qui n’en finit plus de danser son éveil ; ces quelques mots devenus depuis graffiti sur plus d’un mur :

« Ces quelques mots devenus depuis graffiti sur plus d’un mur. » Ghassan Salhab
« Ces quelques mots devenus depuis graffiti sur plus d’un mur. » Ghassan Salhab

Révolution sur soi-même. Sur nous-mêmes.

Chaque matin ou presque ce sentiment d’un poème suspendu, avais-je annoté il y a quelques semaines. Je ne savais pas, je ne pouvais.

Et je n’en finis plus de circuler d’un groupe à l’autre, d’un rassemblement à l’autre, d’une discussion l’autre, d’une aspiration l’autre, d’un désir l’autre, revenant vers les uns, vers les autres, épuisant les mots, les chants, les rythmes, les accords et les désaccords, cette inespérée transversalité. Chacun d’entre nous se rendant bien compte, quel que soit l’issue de ce soulèvement, qu’il sera d’une manière ou d’une autre profondément marqué. Je n’ose écrire à vie.

Cette ivresse de l’impossible rendu un temps possible. Notre temps. Ce présent, ce partage.

Et l’on persiste encore et encore à nous tourner vers celles et ceux qui ne veulent ou ne peuvent nous rejoindre. Joignez-vous à nous, les implorons-nous, rejoignez-nous ! Vous aussi vous subissez. Nous voudrions les enlacer tous ! Chaque ville, chaque village, chaque quartier sont chantés, appelés, dansés. Chaque jour. Nul n’est oublié, nul n’est laissé de côté. C’est folie pure.

Ras-le-bol

Cet autre fragment dans A nos amis : « La véritable question pour les révolutionnaires est de faire croître les puissances vivantes auxquelles ils participent, de ménager les devenirs-révolutionnaires afin de parvenir enfin à une situation révolutionnaire. Tous ceux qui se gargarisent d’opposer dogmatiquement les radicaux aux citoyens, les révoltés en acte à la population passive, font barrage à de tels devenirs. Sur ce point, ils anticipent le travail de la police. Dans cette époque, il faut considérer le tact comme la vertu révolutionnaire cardinale, et non la radicalité abstraite ; et par tact nous entendons ici l’art de ménager les devenir-révolutionnaires. »

Un ami à qui je faisais part de cet extrait, m’écrit : « Les “devenir-révolutionnaires” me semble une notion bien nébuleuse. » Je me hâte de lui répondre que je lisais, que j’entendais cette notion (à mettre surtout en lien avec le tact dont parle le comité invisible) de par ce que je vis ici, in vivo si je puis dire, à savoir que ce soulèvement qui fut d’abord largement et essentiellement impulsif, rage, ras-le-bol face à cette corruption et cette incurie dépassant l’entendement des décennies et des décennies durant, et qui avaient récemment atteint un point effarant de culot ; que ce soulèvement donc commence à prendre conscience de la réalité effective de tout un système politique, de tous les stratagèmes utilisés, qui ne pouvaient que générer l’état de dégénérescence actuel, que les insensées inégalités en sont une des inévitables et directes conséquences. Un « devenir-révolutionnaire » dans le sens d’une véritable prise de conscience. Pour commencer, n’avais-je pas ajouté à ma réponse. Mais tout est processus, ou ne l’est pas.

Vraiment personne qui dirige, même en sous-main, qui plus ou moins manipule tout cela ? s’interrogent plus d’un, persuadés que oui, qu’après tout cela ne se peut, autant de gens si régulièrement à descendre dans les rues, partout, du nord au sud, d’est en ouest. J’essaie presque pédagogiquement de dire la singularité de ce qui est depuis bientôt quatre semaines, le fait qu’il n’y ait quasi aucun leader, aucune organisation qui dirigent, qui soient aux manœuvres.

Mais des groupes d’individus, quelques petites organisations qui ont longtemps et assidûment travaillé, menant plus d’une lutte dans une presque indifférence, croyons-nous, et surtout depuis une pléiade d’auto-organisations quasi spontanées qui se font et se défont presque au quotidien, ici et là. La coordination est et n’est pas, c’est plus une démultiplication de concordances, d’informations, un recoupement et une circulation de décisions au jour le jour quasiment.

Guérilla de l’ordre de l’évidence

Et l’abandon d’une stratégie – le blocage de plus d’une route – pour une autre – toutes sortes de manifestations, de marches et sit-in, un peu partout dans le pays, sur les places (redevenues publiques) et devant quasi toutes les institutions étatiques, et même devant les domiciles de certains responsables – était dans l’air avant même que cela ne se fasse, comme si les idées ne pouvaient que circuler d’un être à l’autre, dans une stupéfiante fluidité des corps et des esprits. Cette désormais guérilla urbaine civile était de l’ordre de l’évidence. Elle ne pouvait qu’advenir.

Et il semble qu’il en est ainsi au Chili, en Algérie, en Irak, à Hongkong, quel que soit le terrible prix à payer.

Des fragments donc. Saillis, fulgurances, gestes éperdus, gestes effarés, gestes déconcertés, stupéfaits, suspendus parfois, gestes sans plus savoir, sans plus tête, sans plus queue, gestes pour autant, ce tournis de tous les instants. Et l’on se dit que les forces d’aujourd’hui sont aussi celles de demain, qu’il ne peut en être autrement. De jour comme de nuit.

« Maudite soit la peur » ont écrit plus d’un, mur et bitume en témoignent :

« “Maudite soit la peur” ont écrit plus d’un, mur et bitume en témoignent. » Ghassan Salhab
« “Maudite soit la peur” ont écrit plus d’un, mur et bitume en témoignent. » Ghassan Salhab

Ghassan Salhab est cinéaste. Né à Dakar, au Sénégal, Ghassan Salhab retourne au Liban pour y connaître la guerre civile. L’exil, physique et intérieur, l’étrangeté à soi-même, les troubles de mémoire et d’identité, occupent donc son œuvre, débutée dans les années 1980. Cinq longs-métrages de fiction (depuis Beyrouth fantôme en 1998 à La Vallée en 2014) ainsi que de nombreux essais filmés composent une œuvre qui augura, un temps, de la résurgence d’un cinéma libanais finalement demeuré en puissance. Le cinéaste n’en poursuit pas moins sa route en solitaire, en artiste de cinéma, sur une ligne de crête créative à la fois intime, radicale et évidemment politique

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