Liban, une fureur sans retour

Manifestants et ambiance lors du rassemblement sous le signe « Dressons les Potences » sur la place des Martyrs, à Beyrouth, Liban, le 8 aout 2020, quatre jours après l’explosion survenue sur le port de la ville, à quelques centaines de mètres. Photo by Ammar Abd Rabbo PRODLIBE 2020-1134
Manifestants et ambiance lors du rassemblement sous le signe « Dressons les Potences » sur la place des Martyrs, à Beyrouth, Liban, le 8 aout 2020, quatre jours après l’explosion survenue sur le port de la ville, à quelques centaines de mètres. Photo by Ammar Abd Rabbo PRODLIBE 2020-1134

Le premier choc passé, une rage invraisemblable a saisi les Libanais, une colère homérique devant l’incurie, la corruption, la négligence criminelle de «responsables» dont le comportement a conduit à la destruction de la moitié de Beyrouth. Rien ne les console, rien ne les apaise, ils pourraient étrangler ceux qui les gouvernent de leurs propres mains. La plutôt raisonnable Fifi Abou Dib, éditorialiste du quotidien francophone l’Orient-le Jour, demande «que les foules excédées préparent déjà les potences», le blogueur Samer Frangié suggère «que l’on ramasse les débris de verre qui jonchent les chaussées et qu’on les garde de côté pour, le jour venu, les jeter dans les tombes des responsables». Un autre, devant les centaines de milliers de Beyrouthins jetés à la rue, propose d’«attaquer les palaces déserts des gouvernants pour les traîner hors de leurs lits. C’est seulement alors qu’on pourra parler de révolution» ; et l’écrivain Elias Khoury écrit : «Nous vous confronterons avec nos corps en feu, nos visages ensanglantés et vous vous noierez avec nous dans ces ruines.» Quant au journaliste Antoine Courban, légèrement blessé par l’explosion, sa fureur est telle qu’il n’a pas trouvé mieux que de poster sur Facebook, sans autre commentaire, un interminable chapelet d’injures… et la langue arabe en connaît qui remplissent la bouche autrement mieux que celles dites en français ou en allemand.

Pour ceux qui font encore mine de parler au nom du peuple libanais, l’aide internationale promise en la circonstance est une aubaine : «Sans doute se frottent-ils déjà les mains à la perspective des aides qui devraient arriver, écrit Fifi Abou Dib, le trop-plein de malheurs qu’ils nous infligent ayant remué jusqu’aux dernières pierres du bout du monde. Sans doute négocient-ils déjà le partage, et combien reviendrait à chaque ''communauté'' par eux seuls incarnée.» Dès le lendemain du drame, le président français s’est rendu à Beyrouth pour exprimer sa compassion. «Si vous voulez nous aider, lui écrit un blogueur, emmenez notre président dans vos valises et débarrassez-nous de lui.» Sur les réseaux sociaux comme sur les radios à la télé et dans la presse, seule la parole reste libre dans ce pays ruiné et détruit.

Après vingt ans d’absence pour cause de dégoût, j’avais pris l’avion pour Beyrouth en octobre dernier, il y a neuf mois seulement – mais qui aujourd’hui paraissent une éternité. La «révolution» venait de prendre son essor et mes yeux ne croyaient pas ce qu’ils voyaient : les gens de toutes confessions défilaient côte à côte dans les rues, bloquaient les places publiques, organisaient des chaînes humaines du nord au sud et vomissaient tous leurs dirigeants aux cris de «Tous, ça veut dire tous !». Le système politique fondé sur l’appartenance communautaire qui avait survécu à tant de crises et tant de guerres s’écroulait d’un coup dans les têtes. Comme en un éblouissement, qu’elle soit chrétienne, druze, musulmane chiite ou sunnite, la population comprenait soudain que ceux qui occupaient le pouvoir, presque tous ex-chefs de milice de la guerre civile reconvertis dans la politique, formaient un cartel qui se partageait le gâteau et assurait chacun son emprise sur «sa» communauté grâce à un clientélisme généralisé.

Mais financé essentiellement par l’étranger, ce clientélisme n’était matériellement plus possible. L’Arabie Saoudite ne voulait plus payer «ses» sunnites libanais parce qu’elle répugnait à envoyer des fonds dans un pays considéré à juste titre comme aux trois quarts contrôlé par l’Iran. Quant à l’Iran, étranglé par les sanctions américaines, il n’avait plus assez d’argent pour payer «ses» chiites. A cela s’est ajoutée une crise financière d’importance, l’Etat ayant financé ses dépenses en offrant, via la Banque centrale, des taux d’intérêt très supérieurs à ceux des marchés, la dette étant remboursée par de nouveaux emprunts. C’est le fameux schéma frauduleux dit de la pyramide de Ponzi qui, un jour, ne peut que s’écrouler. Et c’est ce qui s’est passé. Mais quelle qu’en soit l’origine, les fonds récoltés n’étaient pas seulement destinés à remplir les poches des gouvernants, ils finançaient aussi leurs réseaux d’influence – c’est-à-dire le système clientéliste lui-même. Avec l’assèchement des ressources, la difficulté pour le citoyen ordinaire de boucler ses fins de mois, trouver un emploi, louer un appartement, envoyer ses enfants à l’école, payer ses soins médicaux est devenue insupportable. Trente ans après la fin de la guerre civile, l’Etat n’arrivait même pas à faire ramasser les ordures ou à fournir de l’eau potable ou de l’électricité de façon continue pour tous. Cela sans parler de la misère noire de gens sans ressource aucune, ni des enfants allant piocher dans les poubelles pour trouver de quoi manger. Il y a soudain eu comme un précipité, un ras-le-bol généralisé, marre c’est marre, la colère a explosé – et bien malin qui allait réussir à la remettre dans sa boîte.

Comment les gens du pouvoir y ont-ils répondu ? En faisant le dos rond, espérant que le mouvement s’essouffle et pourrisse. En envoyant des fiers-à-bras réprimer le soulèvement et provoquer des affrontements qui ruineraient l’inspiration non violente qui l’anime. En instituant un système de contrôle bancaire qui empêche les gens d’avoir accès à leur propre argent, sinon dans des limites bien définies, pendant que des milliards d’euros appartenant aux puissants s’envolent en direction de comptes à l’étranger. Et quand a éclaté la crise du coronavirus qui a obligé les gens à rester chez eux, le pouvoir en a aussitôt profité pour dégager les places, effacer tous les signes de contestation qui persistaient et faire comme si de rien n’était. Finalement, acculé à la ruine, l’Etat s’est retrouvé en cessation de paiements et la monnaie nationale s’est effondrée, plongeant du jour au lendemain la population dans une misère extrême. Alors quand le stock de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium illégalement entreposé dans le port de Beyrouth en dépit d’avertissements répétés a volé en éclat, détruisant la moitié de la ville, on comprend que des envies de meurtre aient saisi une bonne partie de la population.

Mais si le rejet est général, il cible plus précisément le Hezbollah qui, de notoriété publique, a pris le contrôle d’une grande partie du port de Beyrouth il y a quelques années. Loin de tout droit de regard des pouvoirs publics, cette mainmise lui a permis d’introduire dans le pays les armes et les missiles que l’Iran lui livre sous prétexte de «lutte contre Israël». Toute réforme du système libanais bute immanquablement sur cette question des «armes du Hezbollah» que l’organisation chiite prétend garder coûte que coûte. Or, le vieillissant président (chrétien) de la République, Michel Aoun, ainsi que son gendre aux dents longues rêvant de le remplacer, ont fait alliance avec le Hezbollah, scellant une structure de pouvoir quasiment impossible à défaire – alors que les gens ont faim dans les rues. Le contrôle du port a aussi permis au «parti de Dieu» de réaliser de très substantiels bénéfices, l’essentiel des produits consommés au Liban étant importés par cette voie. Dès lors, être en charge du lieu du crime, ce port où l’épouvantable explosion s’est produite, entraîne pour le parti chiite une responsabilité particulière. Une caricature largement reprise sur les réseaux sociaux montre l’image du champignon meurtrier coiffé du turban des ayatollahs – avec comme sous-titre : «Dehors !»

Mais il faut revenir un moment au point de départ, cette fameuse révolution du 17 octobre 2019 qui a rassemblé les Libanais comme jamais mais s’est révélée incapable de renverser l’ordre établi. Grâce aux réseaux sociaux, sa structure horizontale a permis l’éclosion et la diffusion de mille initiatives, tout en interdisant fort logiquement l’émergence d’une direction qui aurait parlé en son nom. Ce mouvement ne voulait pas de chef. Il sentait qu’en déléguant à certaines personnes le pouvoir de le représenter, il perdrait son âme et sa spécificité. C’était sa force mais aussi, évidemment, sa faiblesse – surtout face à des requins préférant voir le pays sombrer plutôt que de lâcher leur pouvoir. Quasiment tous les soulèvements populaires de ce siècle, des Etats-Unis au Chili en passant par les printemps arabes, ont été «défaits» de la même façon et pour les mêmes raisons. Seule la Tunisie a réussi, non sans mal, à se maintenir, et aussi le Soudan où les organisations professionnelles tapies dans l’ombre sont parvenues à constituer un contre-pouvoir capable de changer le cours de choses. Pour le reste, la partie est en mauvaise passe mais elle est loin d’être finie. En dépit des déceptions et des frustrations, la résurgence incessante de ce type de révolte signifie que le monde est en train de chercher une voie de sortie alors que le système global qui nous gouverne se montre peu capable de relever les grands défis. A ce titre, en dépit de la douleur, des morts et des sans-logis par centaines de milliers, les Libanais sont contraints et forcés de chercher un peu plus que les autres. C’est leur triste honneur. Car ce qui se joue au Liban est plus grand que le Liban.

Sélim Nassib, écrivain et journaliste.

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