Liberté d’expression: les leçons de l’Indonésie

Fin novembre, les députés indonésiens ont rejeté la proposition de supprimer la mention de la religion sur la carte d’identité, provoquant de vives réactions chez les partisans du projet: membres des minorités religieuses reconnues (protestants, catholiques, bouddhistes, hindous et confucéens) ou non (religions traditionnelles, ahmadis, chiites…), athées (théoriquement toujours passibles de prison) et militants des droits de l’homme. La voix qui a le plus retentit fut celle de Basuki «Ahok» Tjahaja Purnama: vice-gouverneur de la région-capitale Djakarta, ce chrétien d’origine chinoise a relancé l’affaire en décembre, en rappelant combien cette pratique permettait de camoufler des mesures discriminatoires.

Toujours en décembre, le parlement d’Aceh a voté une loi (promulguée en février) étendant l’application de charia à toute la population, y compris les non-musulmans (jusque-là, seuls les musulmans y étaient soumis). Seule province à reconnaître la loi dite islamique, Aceh s’était déjà fait remarquer l’an dernier lors d’une rafle de punks qui subirent une rééducation conforme à la morale officielle dans des camps. Enfin, dernier épisode: l’Université Gajah Mada (l’une des plus prestigieuses universités indonésiennes, sise à Yogyakarta) a retiré, sous la pression d’étudiants et de militants des droits de l’homme et malgré la pression inverse d’organisations musulmanes et islamistes, un article de son règlement restreignant les libertés religieuses et d’expression.

Depuis la révolution qui a chassé l’autocrate Suharto (1998) puis l’établissement de la démocratie, la liberté d’expression est réelle en Indonésie. Aux marges des lois et des bons usages de politesse et de sociabilité, il y existe toutefois une zone d’ombre où l’autocensure demeure. Restent ainsi relativement tabous les sujets touchant à l’unité du pays, aux forces armées, à la religion. Brandir un drapeau de la «République des Moluques du Nord» ou affirmer son athéisme peut toujours conduire en prison.

Le cas papou est emblématique: les autochtones de la moitié ouest de l’île, colonisée par l’Indonésie depuis 1963 suite au retrait néerlandais, subissent régulièrement des abus extrêmement violents de l’armée, un ethnocide doublé d’une folklorisation de leurs coutumes, le vol de leurs terres accaparées par de grandes compagnies peu soucieuses de développement durable, de la fantastique biodiversité locale et des droits des habitants. Mais rien de tout cela ne transpire hors des réseaux liés aux militants écologistes et des droits de l’homme, aux Eglises et aux indépendantistes.

Faut-il considérer alors que les Indonésiens ne seraient pas mûrs pour une véritable liberté d’expression, car trop attachés aux «valeurs asiatiques» chères à l’ancien premier ministre de Singapour, Lee Kwan Yew, ou aux «valeurs islamiques»? Ce serait tomber dans un culturalisme ignorant des dynamiques locales… Les plus ­jeunes générations, s’emparant d’Internet, s’en servent pour contourner les lois dites antipornographie; quant aux minorités religieuses, aux athées, aux militants divers, aux artistes et aux écrivains, ils savent se faire entendre malgré les violences de certaines autorités policières, religieuses et politiques. Le destin du Serat Centhini est symbolique: la censure a longtemps bloqué toute tentative de traduction de ce grand poème hétérodoxe et paillard rédigé en javanais de cour au XIXe siècle; il lui a fallu passer par un double travail de traduction en indonésien et d’adaptation en français contemporain due à Elisabeth D. Inandiak et enfin par une traduction (enfin libre) de celle-ci pour devenir accessible aux Indonésiens d’aujourd’hui. On peut espérer un sort semblable pour l’encore plus rude Serat Gatholoco dont, en dehors de la version javanaise, seule une traduction anglaise assez aride existe.

Concernant les médias d’investigation, il faut comme ailleurs qu’ils se sentent touchés pour oser fourrer leur plume et à l’agiter là où ça fait mal quitte à heurter tabous et institutions. Si la Papouasie est loin, par contre la combinaison de ras-le-bol exprimé par la population et l’inaction de la plupart des professionnels de l’administration et de la politique offre un boulevard à ce type de journalisme. Il convient d’autant plus de l’occuper que les islamistes pourfendeurs de la corruption sont eux-mêmes impliqués dans des affaires peu reluisantes: fin 2013 et début 2014, divers scandales impliquèrent pas moins que le très virulent PKS (Parti de la justice et du développement) et – surtout – le très réactionnaire Conseil des oulémas d’Indonésie.

Si l’Indonésie se débat dans ses contradictions internes, tiraillée entre les aspirations des uns à un pluralisme mieux assumé et revendiqué et des autres à une islamisation plus poussée et orthodoxe, il apparaît que les libertés y connaissent une dynamique plutôt ascendante.

Il est permis de se demander si l’Europe peut s’en vanter également. Certes, la situation y est extrêmement favorable, mais en 2013 on a vu d’inquiétantes tentations de compromis – voire des ­reculs – face aux accusations de blasphème lancées par des fondamentalistes contre des caricatures ou des œuvres. Ce 24 février a eu lieu un anniversaire totalement passé sous silence: celui du quart de siècle de la fatwa lancée contre Salman Rushdie. Au même moment, en Turquie, Nedim Gürsel est toujours poursuivi pour avoir traité du même sujet que Les Versets sataniques.

On peut s’en souvenir dans le contexte actuel, où font débat les limites de cette liberté et l’usage que l’on en fait. Après tout, la meilleure manière de lutter contre des idées que l’on désapprouve est-elle de faire taire celui qui les prononce, ou d’utiliser la liberté de ne pas l’écouter?
Jean-Baptiste Bing

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