Les mers comptent moins d’îles que nous n’avons de motifs de nous y retirer. C’est d’abord un désir enfantin que celui de trouver enfin un lieu où reconstruire seul une vie qui échapperait aux asservissements de la société. L’enfant que la faiblesse de sa constitution contraint à toujours dépendre d’autrui paye cette protection d’une constante obéissance. En contrepartie de la nourriture et de l’abri qu’on lui donne, et qu’il serait bien incapable de se procurer seul, de l’affection dont on l’entoure, il doit renoncer à mille désirs qui le traversent : manger ce qu’il veut quand il le veut ; dormir quand l’envie l’en prend au lieu d’y être contraint par un emploi du temps raisonnable ; construire des cabanes ; fabriquer les mille objets que son imagination lui présente, en utilisant les ressources immenses que lui offre la nature. Tout cela, disent les adultes, est irréalisable, au moins déraisonnable : tu tomberais malade à manger comme tu le veux ; ta cabane, au lieu de t’abriter, s’effondrerait comme celle des petits cochons ; les objets que tu ne sais encore ni manier ni fabriquer se retourneraient contre toi et te blesseraient. L’enfant aimerait le vérifier lui-même, s’affronter aux choses et à la nature. Trop souvent, les adultes préviennent ses échecs et l’enfant renonce avant même d’avoir pu faire l’expérience de la résistance de la nature à l’exécution de son désir. L’île déserte est le rêve des enfants perpétuellement empêchés par les adultes de tenter au moins de faire advenir un monde qu’ils désirent. C’est, écrit Rousseau, «le vrai château en Espagne de cet heureux âge, où l’on ne connaît d’autre bonheur que le nécessaire et la liberté» (1).
Les enfants apprennent à transiger. L’éducation qui les mène à l’âge adulte est un long processus d’apprentissage de l’obéissance : aux lois et règlements, à ceux qui détiennent l’autorité publique, à ceux pour qui, avec qui ou sous les ordres de qui nous travaillons, et même aux demandes bienveillantes de la famille et des amis qui conseillent, qui suggèrent, qui quémandent que l’on fasse une chose et non une autre, pour nous-mêmes comme pour eux. Au terme de ce processus, nous nous plions, avec plus ou moins bonne grâce, aux exigences de ceux que nous côtoyons, et à qui, en retour, nous demandons de satisfaire nos désirs.
La solitude protège
Le rêve enfantin persiste pourtant. L’île déserte est le lieu imaginaire où l’on serait à l’abri de l’autorité d’autrui, où l’on ne serait contraint que par la nécessité des choses et non par le caprice des autres. Ce rêve nous fait aménager des espaces minuscules où la solitude nous protège. Les chambres des adolescents - ou l’espace de leur ordinateur ou de leur téléphone - se transforment en îles où, s’ils ne sont pas seuls, ils tiennent au moins les adultes à distance. L’atelier ou le jardin des bricoleurs du dimanche en sont d’autres, où chacun s’active en poursuivant un but qu’il a seul formé, qu’il peut modifier sans consulter quiconque, tel Robinson Crusoé construisant son abri ou cultivant l’orge et le riz. La «chambre à soi» que Virginia Woolf souhaitait pour chaque femme est encore une île pour s’isoler, penser, travailler.
Car le travailleur lui-même peut désirer des conditions semblables à celles de l’île déserte. L’île n’est pas nécessairement le lieu de l’absence de contraintes, où l’abondance des ressources et la douceur du climat n’exigeraient de son unique habitant que de se pencher pour cueillir des fruits délicieux. Pour satisfaire ses besoins, Robinson Crusoé travaille, et son travail est infini, sa peine indicible, écrit Defoe (2). Mais l’île est le lieu dans lequel la contrainte sociale prend une forme naturelle, où l’économie prend la forme d’une nécessité physique et non sociale, où ce que l’on obtient dépend des circonstances naturelles et de ses efforts, jamais de la bonne ou mauvaise volonté d’autrui. L’île substitue la nécessité physique - celle de travailler pour produire la nourriture que la nature ne fournit pas spontanément - à la contrainte sociale - celle qui consiste à obéir à des ordres pour obtenir un salaire en contrepartie duquel on se procure la même nourriture. Une telle substitution est très désirable pour qui soupçonne que son salaire est plus faible qu’il ne serait s’il ne dépendait que de ce qu’il produit, de ses qualités et efforts, pour qui soupçonne que sa rémunération n’équivaut pas à sa contribution, parce que le salaire dépend aussi du sexe, de l’entregent, de l’habileté de négociation. La substitution du naturel au social est désirable aussi pour celui qui enrage de la subordination dans laquelle son travail s’exerce, de sa soumission à un processus de production pensé par d’autres que lui, de l’absence de liberté dans l’emploi de son temps. L’île déserte, c’est un territoire dont on est maître, sur lequel on ne rend de compte à personne. C’est peut-être un désir semblable qui anime les candidats au statut d’auto-entrepreneur, qui ne sont pas toujours, ou pas seulement, des chômeurs à qui l’on ne propose pas d’emploi salarié, mais qui sont des agents économiques que de longues années de salariat ont lassés de l’obéissance à des règles, ou des supérieurs parfois imbéciles, et qui sont prêts même à renoncer à une part de la sécurité et du pouvoir d’achat du salarié en contrepartie d’un peu de liberté.
Éduquer le barbare
Bien sûr, l’adolescent rebelle, le bricoleur du dimanche ou l’auto-entrepreneur n’ont pas fait le grand saut de Robinson. Leurs espaces de solitude ne sont que des parenthèses dans des vies largement plongées dans la fréquentation de leurs semblables. Leur séparation d’avec autrui n’est que partielle et temporaire, quand celle de Robinson est complète et, du moins le redoute-t-il, définitive. L’île déserte ne met pas autrui à distance, elle en sépare radicalement. Le malheureux naufragé de Defoe ne choisit pas ce qu’il nomme sa réclusion : l’île est une épreuve, punition divine, expérience limite qui lui fait douter d’appartenir encore à l’humanité. Cette épreuve a ceci de bénéfique qu’elle l’éloigne «de la perversité du monde», de la «concupiscence de la chair ou des yeux, du faste de la vie» (3). En supprimant les rivaux, l’isolement permet à Robinson de se réjouir qu’il ne reste «personne qui dispute avec lui le commandement et la souveraineté» (4). La contrainte économique est très douce car l’île abonde en ressources et les besoins de Robinson sont assez réduits : il possède vite «infiniment plus qu’il ne lui est loisible de dépenser» (5) et la crainte du manque, de la difficulté à satisfaire ses besoins, est vite apaisée. Il pourrait bien dire alors, avec le poète Guillaume Des Autels : «J’étais tout seul entier en mon essence / Au paradis de l’amour de moi-même» (6).Demeure pourtant, tout au long de l’épisode insulaire, la plainte lancinante d’être devenu un solitaire, un banni de la société, de n’avoir aucune âme à qui parler, ou qui puisse le consoler. C’est pourquoi l’arrivée tardive de Vendredi, qui exauce le vœu longtemps formé de trouver un compagnon humain, est un soulagement.
On dénonce volontiers le colonialisme de Robinson. Bien sûr, c’est un Occidental certain de la supériorité de ses mœurs et de sa religion, qui se propose d’éduquer le barbare cannibale qu’est Vendredi. Mais la relation qu’ils nouent n’est pas celle de l’exploitation économique. Il demande à Vendredi non de travailler à son service, mais de partager sa misère et ses espoirs. Rousseau prévoyait que l’enfant à qui l’on donne à lire le roman de Defoe «pense être Robinson lui-même», veuille «comme lui s’occuper de son château, de ses chèvres, de ses plantations»,«se voie habillé de peaux, portant un grand bonnet, un grand sabre, tout le grotesque équipage de la figure» (7). Mais le bonheur à lire et à jouer l’île déserte est borné par l’enfance : le jour approche, prévoyait encore Rousseau, où l’enfant «n’y voudra plus vivre seul, et où Vendredi, qui maintenant ne le touche guère, ne lui suffira pas longtemps» (8). Ce qu’offre Vendredi à Robinson, bien plus qu’une ressource à exploiter, c’est un semblable dont le cœur souffre les mêmes maux que le sien. Ce ne sont pas nos besoins qui nous rendent incapables de supporter l’isolement, de nous priver d’autrui en se garantissant la liberté. C’est notre insuffisance qui nous porte à rechercher des compagnons et à renoncer au rêve enfantin de l’île déserte, malgré les asservissements que nous savons inévitables et les souffrances de la dépendance mutuelle. Rousseau l’écrivait : «Tout attachement est un signe d’insuffisance : si chacun de nous n’avait nul besoin des autres, il ne songerait guère à s’unir à eux. Ainsi de notre infirmité même naît notre frêle bonheur. Un être vraiment heureux est un être solitaire : Dieu seul jouit d’un bonheur absolu ; mais qui de nous en a l’idée ? Si quelque être imparfait pouvait se suffire à lui-même, de quoi jouirait-il selon nous ? Il serait seul, il serait misérable. Je ne conçois pas que celui qui n’a besoin de rien puisse aimer quelque chose ; je ne conçois pas que celui qui n’aime rien puisse être heureux» (9).
(1) In Emile, Œuvres complètes, bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, p.455.
(2) In Robinson Crusoé trad. de Petrus Borel, https://beq.ebooksgratuits.com/vents/Defoe-Robinson-1.pdf
(3) Ibid., p.292. (4) Ibid. (5) Ibid. p.295.
(6) Guillaume des Autels, 1529-1581, http://www.preambule.net/auteurs/desautels/desautels.html
(7) Rousseau, op.cit, p.455. (8) Ibid, p.456. (9) Ibid., page 503.
Par Claire Pignol, Maître de conférences en sciences économiques (philosophie économique et économie et littérature).