L’image de Churchill est utilisée pour défendre un projet de Brexit mal pensé, nuisible à la nation

Le Royaume-Uni n’est pas un pays heureux – tout comme une bonne partie des pays occidentaux. C’est un pays en colère. Un pays où beaucoup de gens ont l’impression d’être abandonnés, et où ils ne se sentent pas respectés et pas écoutés par les politiques, les institutions et les élites.

Outre-Manche, le mécontentement a contribué à la victoire des brexiters au référendum de juin 2016. Les incessants débats sur le Brexit entre les Britanniques et l’Union européenne (UE), mais aussi au sein du Royaume-Uni, qui ont lieu depuis près de trois ans, n’ont pas jusqu’à présent permis de parvenir à un accord de sortie – ni à l’unité nationale. Au contraire, ils ont exacerbé l’inquiétude et la méfiance.

Cette situation n’est pas apparue en quelques années ; elle s’est créée, lentement et imperceptiblement, sur plusieurs décennies. Elle est née de la déception de nombreux électeurs face à la situation du Royaume-Uni depuis la fin de la guerre, de la crainte du changement et d’une peur de l’avenir : tout cela a contribué à ce que de plus en plus de Britanniques se réfugient dans un passé imaginaire.

Winston Churchill, premier ministre de 1940 à 1945, puis de 1951 à 1955, est une figure centrale de ce phénomène. Il fut d’abord membre du Parti conservateur, puis du Parti libéral, puis de nouveau du Parti conservateur. Sa vie publique couvre la majeure partie du XXe siècle britannique ; il a connu la guerre des Boers en Afrique du Sud au début du siècle, l’adoption du Budget du peuple [ensemble de lois sociales] de Lloyd George, en 1909, la première guerre mondiale et la désastreuse bataille de Gallipoli [ou Dardanelles], en Turquie.

Puis, dans les années 1920, en tant que chancelier de l’Echiquier (ministre des finances), il prit la funeste décision de revenir à l’étalon-or [système monétaire indexé sur l’or]. Il y eut ensuite la grève générale (1926) et les terribles années 1930, où il lutta contre l’indépendance de l’Inde et travailla à apaiser les nazis. Puis ce fut la rédemption : Churchill devint premier ministre dans les « heures les plus sombres » de mai 1940. Et, après tout cela, il y eut son acte final : son retour au fauteuil de premier ministre, en 1951.

Une lecture exaltante de son parcours

Le Churchill qui apparaît ces dernières décennies dans le débat public n’est pas la figure complexe, contradictoire et problématique de la vie réelle. C’est un Churchill de fiction, imaginaire, mythologique, qui a été inventé et à qui on a donné de l’importance pour soutenir une politique partiale et étroite d’esprit.

La riche histoire de Churchill a été réduite aux quelques mois de l’été 1940, à la fonction de chef politique dans un monde en guerre, qu’il occupa à ce moment crucial pour le Royaume-Uni et dans la bataille contre Hitler. Ce phénomène s’est accentué à mesure que nous nous sommes éloignés de la seconde guerre mondiale.

L’histoire du Royaume-Uni de l’après-guerre est de celles qui nous placent en face de vérités inconfortables. Le pays a connu un déclin économique relatif, il a perdu de sa confiance quant à sa place dans le monde et, point essentiel, il n’est pas parvenu à renouveler et à moderniser les institutions publiques. A noter que, lorsque la Grande-Bretagne a fini par entrer dans la Communauté économique européenne (CEE), en 1973, elle l’a fait parce que ses élites s’inquiétaient de son image d’« homme malade de l’Europe ». Et elle l’a fait avec pessimisme, davantage que dans l’espoir de se sentir chez elle en Europe.

Dans ce contexte, Churchill est de plus en plus apparu comme un refuge sûr au milieu de l’orage. Il a incarné – en particulier pendant les mois de l’été 1940, depuis la défaite de la France jusqu’à la bataille de Dunkerque, mai-juin 1940, et la bataille d’Angleterre, juillet 1940-mai 1941 – une vision d’un Royaume-Uni isolé, ce qui était bien sûr faux étant donné que le pays avait derrière lui l’Empire et les dominions (le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Afrique du Sud, etc.)

A ce moment-là, en mai 1940 – alors que les armées hitlériennes atteignaient la Manche –, une décision-clé a été prise : au terme de cinq jours de discussion, le gouvernement a décidé de ne pas chercher à trouver d’accord de paix avec Hitler, mais de poursuivre la guerre.

Ce furent alors les « heures les plus glorieuses » de Churchill : le moment où il a marginalisé les partisans d’une politique d’apaisement au sein de son parti et où il a lentement commencé à consolider son assise. Dans la Grande-Bretagne du XXIe siècle, Churchill est réduit à cette image et offre au pays une lecture exaltante de son histoire : il apporte une dimension morale à l’identité britannique – le pays a lutté pour les forces du bien et la démocratie, et contre les forces du mal.

Etre Européen, oui, mais différemment

Cette histoire nous dit que, quels que soient nos doutes sur les jours présents, le Royaume-Uni a quelque chose d’unique ; il se distingue des autres Etats, notamment de ses voisins européens. Le pays, aiguillonné par la détermination de Churchill, ses discours et son sens du devoir, a renforcé sa foi en l’exception et la supériorité britanniques.

De surcroît, cette histoire a renforcé une tendance à l’insularité et à l’autocongratulation : notre culture et nos institutions se sont montrées résilientes face aux plus grandes difficultés. Contrairement à tous ces casse-pieds d’Européens, qui ont succombé à la dictature ou ont été envahis et conquis par les nazis.

Tout cela est devenu partie intégrante de l’histoire fondatrice de ce qu’est la Grande-Bretagne et de ce que signifie être britannique. C’est être différent de nos voisins. Etre Européen, oui, mais différemment. Se démarquer. C’est ainsi que l’on justifie la vision britannique de la démocratie, de la liberté et de l’Etat de droit – depuis Churchill jusqu’à Margaret Thatcher, depuis Gordon Brown jusqu’au Brexit d’aujourd’hui.

Churchill semble être vivant. Cela vient du découragement palpable qui a émergé au cours de l’après-guerre britannique et qui a débouché sur le mécontentement actuel. Et c’est la raison pour laquelle, en ces temps de crise, la presse britannique multiplie les titres comme : « Que dirait Churchill du Brexit ? » ou « Churchill aurait-il été favorable à un Brexit sans accord ? »

Cette nostalgie ne se manifeste pas seulement dans les cercles conservateurs. Il en existe aussi une version travailliste, qui cite un des fondateurs du Labour, Keir Hardie, et redonne vie à Clement Attlee, le premier ministre de l’après-guerre, dont le gouvernement a mis sur pied l’Etat-providence moderne.

Une histoire de la classe dirigeante

Dans ce pays inondé d’évocations du passé, c’est celle de la droite qui occupe le devant de la scène. Le brexiter conservateur et aspirant premier ministre, Boris Johnson, a écrit un livre sur Churchill (Winston. Comment un seul homme a fait l’histoire, Stock, 2015). Qu’importe qu’il soit émaillé d’erreurs – la conquête de Stalingrad par les Allemands ou l’invention par Churchill des termes « Moyen-Orient » et « rideau de fer » –, c’est une déclaration d’intention. Il apporte une forme de réconfort, une dimension romantique et une continuité : dans ce monde qui change, on peut toujours compter sur les conservateurs et sur ce que représente le Royaume-Uni.

C’est une histoire de la classe dirigeante : elle porte sur des hommes qui ont grandi en sachant qu’ils se battraient au nom de l’Empire, alors qu’aujourd’hui, l’horizon pour cette classe s’est réduit à conduire le Brexit et à défendre la City contre la réglementation. Boris Johnson écrit de Churchill qu’il était « un raseur gâté, tyrannique et fourbe, un raseur complet », mais il aurait tout aussi bien pu l’écrire de lui-même ou de sa classe.

Ce n’est pas une coïncidence si le chef des conservateurs qui a le plus revisité l’image de Churchill n’est autre que Margaret Thatcher. Elle ne se voyait pas comme une conservatrice comme les autres, mais comme une personne qui avait la ferme intention de transformer le Royaume-Uni pour en faire un pays capitaliste, n’offrant pas les aides sociales créées par le courant conservateur de Harold Macmillan et Ted Heath.

Thatcher s’est servie de Churchill pour projeter l’image d’un leader déterminé qui sort vainqueur de ses combats contre toute attente, mais aussi pour inscrire son propre nationalisme britannique (en réalité, anglais) dans une tradition conservatrice consensuelle. Elle citait régulièrement Churchill et les valeurs churchilliennes, notamment pour distancier le Royaume-Uni de l’UE ou pour s’élever contre l’invasion argentine aux Malouines. C’était un délicat numéro d’équilibriste. Car Churchill était favorable à l’unité européenne. Mais Thatcher écrit, en 2002, que, si « les projets d’unité européenne le rendaient lyrique », il n’envisageait pas que le Royaume-Uni « fasse jamais partie » de tels projets.

Le Royaume-Uni est un spectacle de son passé

Comment la Grande-Bretagne en est-elle arrivée à cet état de confusion ? L’histoire est longue, et les complices nombreux : l’incapacité du conservatisme moderne à se réformer ; le déclin qui a caractérisé la société de l’après-guerre et laissé le Royaume-Uni divisé et amer ; mais aussi le repli du Parti travailliste à la fin du gouvernement de Clement Attlee, qui a gouverné le pays juste après la guerre, et son incapacité à continuer à réformer avec suffisamment de zèle et à défier l’establishment.

La Grande-Bretagne est ainsi un pays qui ressemble de plus en plus à un spectacle sur le passé. Le passé est littéralement partout, depuis les fictions historiques en costume (par exemple la série Downton Abbey) jusqu’à la fascination continue pour la famille royale, dont on suit les aventures comme si l’on regardait un soap opera, et même l’histoire sociale (Le film Le Discours d’un roi, la série The Crown). Cerise sur le gâteau, certaines de ces séries se vendent jusqu’aux Etats-Unis.

La mort de Churchill, en janvier 1965, fut un moment de deuil national. On aurait dit que la Grande-Bretagne impériale, qui avait vécu dans les ténèbres de la seconde guerre mondiale, avait rendu l’âme avec lui. L’ex-premier ministre Harold Macmillan écrivit : « L’Angleterre sans Winston. Cela semble impossible. » Sa disparition parut marquer la naissance du Royaume-Uni moderne : les années 1960, les Beattles, le Swinging London, Harold Wilson, le Concorde.

Mais ce ne fut pas le cas. Le pays n’a pas quitté le passé. Nous ne nous sommes jamais vraiment engagés dans les projets européens car cela aurait signifié devenir quelque chose de différent. Et nous en sommes arrivés à cette triste situation : le plus grand homme d’Etat britannique est utilisé pour défendre un projet de sortie mal pensé, nuisible à la nation, un projet de vandalisme. Tout ce dont nous pouvons être certains, c’est que le spectre de Churchill sera avec nous pendant de nombreuses années.

Gerry Hassan est également historien, spécialiste de l’Ecosse contemporaire à l’université de Dundee (Ecosse). Avec Eric Shaw, il s’apprête à faire paraître, en février, aux éditions Biteback Publishing, « The People’s Flag and the Union Jack. An Alternative History of Britain and the Labour Party » (« le drapeau du peuple et l’Union Jack. Une histoire alternative de la Grande-Bretagne et du Parti travailliste », non traduit). Traduit de l’anglais par Valentine Morizot.

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