L’indépendance de la Catalogne, un choix par défaut ?

Des policiers anti-émeutes forcent l'entrée du bureau où doit voter le président indépendantiste de Catalogne Carles Puigdemont, le 1er octobre 2017 à Gérone en Espagne. Photo LLUIS GENE. AFP.
Des policiers anti-émeutes forcent l'entrée du bureau où doit voter le président indépendantiste de Catalogne Carles Puigdemont, le 1er octobre 2017 à Gérone en Espagne. Photo LLUIS GENE. AFP.

Aux marchands de peur qui voient dans le catalanisme un «populisme du riche» - le terme est pratique !- menaçant l’intégrité de l’Espagne et «les valeurs de l’Europe», les images de centaines de milliers de personnes dans les rues de Barcelone, pacifiques et déterminées, arborant des bulletins de vote et des urnes, apportent un démenti cinglant. Que voyons-nous ? Des masses manipulées par un quelconque dictateur ? Non. Nous avons simplement sous les yeux une foule galvanisée par un espoir d’émancipation collective, un rêve de contrôle de son destin. Bref, un demos en marche.

L’indépendance est un mot attrape-tout qui cristallise des espérances, des frustrations et des rancœurs de tous ordres, anciennes et moins anciennes, politiques et économiques, sociales et culturelles, et ce au risque d’immenses malentendus. Mais ces espérances, ces frustrations, ces rancœurs sont aussi celles de beaucoup d’autres Espagnols ; et l’indépendantisme catalan n’est que la traduction, «à la catalane», d’un malaise espagnol en partage.

Les griefs? L’abandon, d’abord. Sentiment d’abandon d’un État espagnol structurellement et historiquement faible, inefficace, incapable récemment de protéger les Espagnols des effets la terrible crise qu’ils ont connue. Les Espagnols n’ont pas découvert hier cette réalité C’est pourquoi ils, comptent traditionnellement sur les communautés familiales, professionnelles, municipales («el pueblo»), régionales, auxquelles ils s’identifient davantage qu’à l’État central. S’ils les sentent menacées, comme les Catalans aujourd’hui vis-à-vis de la Généralité, ils descendront dans la rue pour sauver celles-là, mais pas celui-ci. À ce prix, le «communautarisme», - autre mot pratique pour disqualifier l’adversaire- est une question de survie.

Cet État, seulement capable de construire un sentiment national espagnol unanime par intermittence – comme par exemple lors de la Constitution de 1978 -, a laissé des espaces où le désir d’un État propre a prospéré. Ainsi est né le catalanisme à la fin du XIXe siècle, comme réponse pratique à un «manque d’État» davantage que comme une réaction au trop-plein d’un État autoritaire. Il a depuis travaillé, par étapes heurtées, à la construction d’une administration autonome qui a malheureusement souvent copié les travers de ce qu’il dénonçait : clientélisme et corruption.

Autre grief? La Constitution de 1978, qui su rassembler hier et divise aujourd’hui. Si la Charte fondamentale ménageait un équilibre entre centralisme et autonomie, entre affirmation de la nation espagnole et reconnaissance des «nationalités» minoritaires, sa lecture s’est progressivement faite plus centralisatrice, notamment sous les gouvernements de droite d’Aznar (1996-2004) et Rajoy (2011-2017). La faillite du système des autonomies a suivi, sans réforme possible depuis que le Statut de Catalogne, voté par les parlements espagnol et catalan, approuvé par référendum, s’est brisé sur l’écueil du juridisme du Parti Populaire, en 2010. Les Catalans y ont vu un déni de démocratie.

C’est qu’au vieux nationalisme espagnol éculé et démonétisé, tant usé et abusé par le franquisme, a succédé depuis les années 2000 un «patriotisme constitutionnel» qui s’accroche à la Constitution comme à un radeau. Non pas pour la défendre dans sa générosité originelle, mais pour la statufier comme le résultat d’un compromis historique inquestionnable, qui aurait résolu les contradictions politiques et sociales héritées de la guerre civile. Y toucher, notamment dans un sens fédéraliste? Et c’est l’unité de l’Espagne qu’on se voit accusé d’attaquer, alors que l’Espagne n’a jamais été aussi unie que dans le respect de sa diversité. Y renoncer pour un régime qu’on aurait choisi dans les urnes, au lieu d’une monarchie installée par le vieux dictateur? Et c’est la menace de la guerre civile imminente qu’on se voit opposer, pour mieux borner l’horizon politique des Espagnols, décidément jamais traités en démocrates adultes.

Sur leurs banderoles, les catalanistes disent ne plus avoir peur d’imaginer un autre futur. Et s’ils sont les premiers à le dire en Espagne, c’est parce que pour eux, la démocratie actuelle se reconnaît fièrement dans l’expérience démocratique de la Seconde République, comme l’atteste la filiation entre la Généralité d’hier et celle d’aujourd’hui. Cette filiation démocratique remet en question le storytelling de la Transition qui considérait la démocratie actuelle comme une expérience inédite, sorte de rédemption collective après les déchirements de la guerre civile et la répression du franquisme. L’incapacité de Rajoy à penser l’évolution nécessaire de la constitution naît de ce qu’il la pense comme un aboutissement alors que tant d’Espagnols la voient comme le point de départ d’une démocratie en constante évolution.

Du dialogue de sourds sans réelle alternative politique crédible formulée par le gouvernement central a surgi l’indépendantisme catalan, conversion inattendue d’un nationalisme qui avait toujours professé un autonomisme sage, salué dans les années 1980 et 1990 comme un facteur de stabilité de la démocratie espagnole. Repli sur soi? Égoïsme? Dépit plutôt. Le faux-semblant des discours victimistes qui, selon les catalanistes, opposent de manière caricaturale un État central à l’essence prétendument autoritaire et une Catalogne constitutionnellement libre et démocratique ne doit pas faire illusion. Les questions que pose le catalanisme à l’Espagne interrogent de nombreux Espagnols qui comprennent que l’exercice du «droit à décider» ouvre la voie d’un approfondissement démocratique. Mais pour le catalanisme, l’indépendantisme est une option par défaut : il est l’aveu de son probable échec à transformer l’Espagne en un État plurinational et républicain.

Stéphane Michonneau, professeur d'histoire contemporaine à l'université de Lille

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *