L’indépendance des banques centrales a toujours été jugée nécessaire à leur crédibilité

Christine Lagarde arrive à la tête de la BCE dans un contexte de grande incertitude, en Europe comme ailleurs, sur le rôle que doivent jouer les banques centrales. Se pose notamment la question du degré d’indépendance souhaitable de la politique monétaire vis-à-vis d’autres politiques publiques (sociales, écologiques, budgétaires, macroprudentielles, etc.).

Pour aborder ces débats sereinement, il faut se débarrasser de certains mythes sur l’histoire de l’indépendance des banques centrales et définir précisément ce qu’on entend par ce terme. On lit trop souvent que l’indépendance serait une création récente, datant des années 1990, et une forme de fin de l’histoire nécessaire pour enfin lier les mains de gouvernements irresponsables.

En réalité, les banques centrales ont toujours été indépendantes, et leur indépendance a toujours été jugée nécessaire à leur crédibilité : leur raison d’être est de déléguer la création de monnaie à une institution autonome. De ce fait, les conflits politiques entre gouvernements et banques centrales émaillent l’histoire ; les périodes de guerre, en Europe, faisant office d’exception. Rappelons que, même lors de l’épisode d’hyperinflation allemande de 1923, la banque centrale était légalement indépendante du gouvernement et n’avait aucune obligation de suivre ses ordres.

Les diverses interprétations de la notion d’indépendance

Mais la définition de l’indépendance a fortement varié au cours du temps, et, avec elle, la perception de ce qui rend la gestion de la monnaie crédible et légitime. Avant la seconde guerre mondiale, la grande majorité des banques centrales avaient un actionnariat privé. Ce n’était pas incompatible, même en temps de paix, avec un financement direct de la dette publique. Et puisque rien ne garantissait que des actionnaires privés soient plus responsables que les gouvernements, la création de monnaie était encadrée par des règles fixées par le Parlement, notamment concernant les prêts au Trésor, l’impression de billets ou les réserves d’or.

Les banques centrales furent nationalisées pendant les années 1930 ou après-guerre, car elles étaient accusées d’avoir servi des intérêts privés et d’avoir été passives face au désastre économique de la Grande Dépression. Leur rôle était toujours de maintenir la stabilité des prix – vaincre l’hyperinflation fut un grand combat de l’après-guerre – en adéquation avec la politique générale du gouvernement, alors marquée par la planification économique. Il était donc bien question d’une forme d’indépendance, mais cette fois pensée contre les intérêts privés et comme la défense d’un objectif singulier au sein de l’appareil d’Etat.

S’il est vrai que le seul pays qui évita la crise inflationniste des années 1970 fut l’Allemagne, où l’indépendance de la banque centrale était plus forte, l’inflation fut toutefois combattue dans bien d’autres pays par des banques centrales encore légalement capables de financer le déficit public. Il est trompeur de croire qu’elles n’avaient pas de moyen de s’opposer au gouvernement. En France, le gouverneur de la banque centrale poussa le gouvernement à la démission en 1952, ou s’opposa fermement, en 1981, à l’extension des prêts au Trésor.

La question de l’inflation au centre des préoccupations

Dans le cas des Etats-Unis, les recherches récentes de Peter Conti-Brown, Sarah Binder et Mark Spindel ont mis à mal l’illusion d’une conjonction systématique entre indépendance juridique et politique. Il suffit d’observer le jeu des nominations et l’alignement fréquent des points de vue entre gouvernements et banquiers centraux.

Indépendance ne signifie donc pas absence de soutien ou de coordination avec d’autres politiques publiques. Ajoutons qu’en la matière la règle et la pratique diffèrent drastiquement. Historiquement, la pratique précéda la règle, tant cette dernière était soumise à l’interprétation.

La définition particulière de l’indépendance qui s’est imposée dans les pays de l’OCDE depuis les années 1990 (expérimentée en Nouvelle-Zélande dès 1989) est celle d’une indépendance opérationnelle soumise à un objectif – la stabilité des prix – voté par le Parlement.

Elle vint, en fait, confirmer l’évolution des pratiques qui avait eu lieu au cours des années 1980, dans un contexte particulier : priorité à la lutte contre l’inflation, fin des taux de changes fixes, bas niveau des dettes publiques et, surtout, – condition de l’indépendance opérationnelle – limitation des instruments de la banque centrale à la suite de la libéralisation financière et à l’abandon d’une politique interventionniste du crédit.

L’exception de la BCE

La BCE constitue aujourd’hui dans le monde une exception, puisque l’objectif de stabilité des prix est inscrit dans les traités et n’a pas un simple statut législatif. Mais, aussi intangible que cette règle puisse paraître, les débats et évolutions des pratiques depuis 2012 (et les décisions de la Cour de justice de l’UE sur les modes d’intervention de la BCE) ont montré que les traités ouvrent à une grande diversité d’interprétations.

Si l’objectif de stabilité des prix est premier, la politique monétaire de la zone euro doit « apporter son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union » (art. 127, § 1).

A mesure que les certitudes vis-à-vis de ce qui menace la stabilité des prix évoluent, et puisque « les politiques économiques dans l’Union » résultent de choix démocratiques, on peut une nouvelle fois penser que, comme l’histoire l’a montré, peu de choses, sinon des convictions politiques, brident la créativité des pratiques.

Eric Monnet (Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et professeur à l’Ecole d’économie de Paris)

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