L’indépendance des banques centrales repose sur un consensus international transpartisan

La manipulation de la monnaie par l’Etat est aussi vieille que la monnaie elle-même. Selon certains historiens, l’invention de la monnaie, en Lydie, au tournant des VIIe et VIe siècles av. J.-C., n’aurait pas eu d’autre but que de remplir les caisses royales ! Cependant, avec l’avènement et le développement du capitalisme, une transformation radicale s’opère : le Trésor public perd la maîtrise directe de l’émission monétaire, qui passe sous la responsabilité d’un nouvel acteur, la banque centrale.

Ainsi, un Etat en quête de financement doit désormais s’adresser au banquier central pour le convaincre, d’une manière ou d’une autre, de lui livrer les moyens de paiement dont il a besoin. Cette architecture bicéphale, qui est toujours la nôtre, est des plus énigmatiques par le fait qu’elle institue une tension, pour ce qui est du contrôle de la monnaie, entre l’Etat et la banque centrale. Napoléon en a bien saisi toute la complexité lorsqu’il déclarait : « Je veux que la banque soit assez dans les mains du gouvernement, mais qu’elle n’y soit pas trop. »

Avec l’apparition du capitalisme néolibéral, dans les années 1980, s’est imposée une nouvelle doctrine qui place dorénavant la politique monétaire sous la seule autorité du banquier central. L’Etat s’en trouve écarté parce qu’il est perçu, par les économistes néolibéraux, non pas comme l’interprète légitime de l’intérêt général, mais comme le jouet de clientèles électorales qu’il cherche prioritairement à satisfaire, y compris par des mesures inflationnistes. En conséquence, il s’est agi impérativement de lui retirer toute capacité d’influer sur la politique monétaire. Le statut d’indépendance est la clé de voûte de ce dispositif, car c’est lui qui est censé donner à la banque centrale les moyens – juridiques – de résister aux sollicitations de l’Etat dépensier.

Que faut-il penser de cette étonnante mise hors jeu de la souveraineté dans un domaine qui, pourtant, appartient depuis toujours à sa compétence ? En premier lieu, observons que l’indépendance dont jouit la banque centrale n’est jamais qu’une indépendance octroyée par l’autorité publique. Or, ce que l’autorité publique a octroyé, elle peut tout aussi bien l’abroger si la nécessité s’en fait sentir. C’est ainsi qu’on a vu, en 2010, Cristina Kirchner, la présidente de l’Argentine, limoger son banquier central, pourtant juridiquement indépendant, dès lors qu’il s’opposait à sa volonté d’utiliser une partie des réserves de la banque centrale d’Argentine pour financer la dette publique. En effet, là où existe une souveraineté existe un pouvoir supérieur qui fait et défait les lois. C’est une illusion de croire que la loi, même constitutionnelle, aurait une force propre qui puisse contraindre durablement le souverain.

Accord généralisé

L’histoire monétaire est tout entière faite de ces décisions politiques radicales qui défont les constructions institutionnelles les plus solidement établies, sans prévenir. Pensons à la décision de Nixon, en août 1971, de mettre fin aux accords de Bretton-Woods. Ou, mieux encore, à la décision britannique du 21 septembre 1931 de suspendre l’étalon-or. Comme l’avait si bien exprimé un ancien ministre travailliste : « On ne nous avait jamais dit qu’une telle chose pouvait être faite ! »

En conséquence, qu’il ait été possible de maintenir l’indépendance des banques centrales depuis une trentaine d’années, pour tous les grands pays, quelles que soient les alternances gouvernementales, n’a pu être obtenu que parce que aucune force politique parvenue au pouvoir ne s’y est opposée. Autrement dit, l’indépendance des banques centrales ne décrit nullement une situation de conflit, dans laquelle la banque centrale, grâce à son statut juridique, imposerait à l’Etat de réprimer ses pulsions inflationnistes, mais, tout au contraire, une situation d’accord généralisé de tous les partis gouvernementaux autour de la politique de stabilité des prix voulue par les marchés financiers et mise en œuvre par la banque centrale. Cette interprétation non conventionnelle ne manquera pas de surprendre. Notons cependant qu’elle recoupe étroitement celle avancée par Milton Friedman au début des années 1960 : « Les banques centrales ne sont indépendantes que pour autant qu’il n’existe aucun conflit véritable entre elles et les gouvernements. Dès qu’un conflit sérieux apparaît, c’est presque toujours la banque qui cède le pas, et non l’inverse. »

Dans la configuration présente, l’élément déterminant a été la conversion de la gauche socialiste et sociale-démocrate (Blair, Clinton, Mitterrand, Schröder, etc.) à la doctrine néolibérale, ce qui a permis que se construise un consensus international transpartisan autour de l’indépendance des banques centrales d’une remarquable robustesse. C’est dire combien l’idée d’une monnaie neutre, dépolitisée, traditionnellement associée à l’objectif de stabilité des prix est inappropriée. Il est d’ailleurs prévisible que la montée en puissance de nouvelles forces politiques, dites « antisystème », conduira à la mise en cause de l’indépendance.

André Orléan est président de l’Association française d’économie politique (AFEP).

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *