Massoud Barzani, le président du gouvernement régional du Kurdistan, fait régulièrement des déclarations qui annoncent un référendum sur l’indépendance. La dernière date du 3 février. Aujourd’hui, le Kurdistan d’Irak a une capitale régionale, Erbil, qui abrite notamment un Parlement démocratiquement élu, exploite son pétrole sans l’aval du gouvernement irakien et traite directement avec les puissances occidentales pour sa sécurité. Une indépendance formelle serait-elle le prolongement logique de cette autonomie et l’aboutissement d’un rêve d’indépendance, qui habite les Kurdes depuis des décennies ?
Sans se prononcer ici sur la légitimité d’une telle revendication, l’indépendance du Kurdistan paraît aujourd’hui inenvisageable. En effet, les sécessions ne sont pas impossibles, particulièrement au sein d’un ensemble fédéral, mais elles supposent, en pratique, certaines conditions : un environnement démocratique qui permet un divorce à l’amiable (Tchécoslovaquie) ou un rapport de force militaire favorable (Erythrée) et, dans tous les cas, une acceptation internationale sauf à se retrouver dans la situation du Somaliland depuis 1991. Or les relations avec Bagdad, le contexte régional et les dynamiques internes au Kurdistan d’Irak s’opposent aujourd’hui à la réussite du projet indépendantiste.
Premièrement, plusieurs dossiers non réglés laissent envisager une séparation extrêmement conflictuelle avec Bagdad. D’abord, l’effondrement de l’Etat irakien dans les zones sunnites face à la poussée de l’organisation Etat islamique (EI) a permis aux combattants kurdes des avancées majeures dans les régions revendiquées par ces derniers, mais en dehors des limites du gouvernement régional du Kurdistan. Les combattants kurdes ont notamment conquis la ville de Kirkouk, en évinçant l’armée irakienne, et Massoud Barzani a annoncé son rattachement au Kurdistan avec la promesse d’un référendum à venir. Il n’y a donc pas de frontière acceptée entre la région autonome kurde et le reste de l’Irak ; la guerre serait inévitable.
Ensuite, plusieurs millions de réfugiés internes irakiens sont au Kurdistan, essentiellement des sunnites qui ont fui les combats ou l’EI. La prise de Mossoul, envisagée pour 2017, pourrait entraîner l’arrivée de plusieurs centaines de milliers de réfugiés supplémentaires. Ces Irakiens sont, de fait, considérés comme des étrangers au Kurdistan, mais une indépendance formelle rendrait la situation encore un peu plus inextricable.
Crise politique majeure
Secondement, le contexte international est loin d’être favorable, dans la mesure où les soutiens à l’indépendance sont indécis, alors que les oppositions sont radicales. D’une part, l’Iran fera tout pour assurer l’unité territoriale de l’Irak, aujourd’hui sous domination chiite, dans un contexte d’affrontement de plus en plus violent avec les pays sunnites de la région. De plus, une indépendance kurde serait perçue comme une menace de déstabilisation au Kurdistan d’Iran.
D’autre part, la Turquie maintient une position ambiguë, mais il est clair que l’indépendance se traduirait, paradoxalement, par une mise sous tutelle par Ankara. La Turquie deviendrait en effet la seule force capable de protéger militairement le Kurdistan d’Irak, et resterait la seule voie ouverte pour l’exportation de son pétrole.
Par ailleurs, les Occidentaux, réticents, par principe, aux modifications territoriales, voient dans l’indépendance kurde une complexité supplémentaire dans la lutte contre l’EI et n’ont pas la volonté ou les moyens de protéger un Kurdistan indépendant. Le lâchage des Kurdes par les Etats-Unis, en 1975, ou celui, plus récent, de l’opposition syrienne donnent la juste mesure de la fiabilité de Washington.
Ces obstacles ne seraient pas absolument insurmontables pour un Kurdistan militairement fort et politiquement uni, mais cela est loin d’être le cas. D’abord, malgré la protection occidentale depuis 1991, le gouvernement régional kurde n’a pas su construire une armée. Les unités kurdes restent mal coordonnées, souvent concurrentes, faute d’une direction unifiée, et incapables de résister à une offensive conventionnelle.
En août 2014, l’EI a pénétré sans résistance jusque dans les faubourgs d’Erbil. Il a fallu les bombardements iraniens (puis occidentaux) pour retourner la situation. La ligne de front entre le Kurdistan et l’Irak serait indéfendable face à l’armée irakienne appuyée par les milices chiites et encadrée par l’Iran.
De plus, l’économie kurde va mal. La baisse du pétrole a entraîné une crise d’autant plus grave que Bagdad ne paye plus les fonctionnaires kurdes depuis des mois, en représailles contre l’échec des négociations sur le partage du pétrole.
Enfin, le Kurdistan traverse une crise politique majeure. Le Parlement, qui avait réussi à jouer un rôle d’enceinte démocratique, est aujourd’hui marginalisé. Son président a été expulsé d’Erbil par Massoud Barzani. Les manifestations se multiplient dans l’est du Kurdistan, traditionnellement opposé à Barzani. Le mandat de ce dernier n’a pas été renouvelé, ce qui aggrave encore la paralysie institutionnelle.
Finalement, c’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’appel à un référendum sur l’indépendance lancé par Massoud Barzani : une manœuvre pour retrouver une légitimité au Kurdistan même et un moyen de pression contre Bagdad.
Gilles Dorronsoro est professeur à Paris-I-Panthéon-Sorbonne et membre de l’Institut universitaire de France.