L’injustice profonde du système est ce qui fait la puissance du mouvement des “gilets jaunes”

Depuis un mois maintenant, se joue une partie sur tout le territoire français qui a surpris le pouvoir et qui était pourtant prévisible.

La Ve République donne au président des prérogatives inégalées parmi les grandes démocraties, y compris par rapport aux Etats-Unis où le président est élu pour un mandat plus court, plus contrôlé par un Parlement qui est renouvelé à mi-mandat. Cette caractéristique s’est renforcée depuis 1962 et l’élection du président de la République française au suffrage universel, et depuis 2001 et la création du quinquennat avec inversion du calendrier électoral qui a fait succéder l’élection législative à l’élection présidentielle et coïncider leur durée.

Emmanuel Macron a en outre fait le choix d’un exercice vertical du pouvoir : les députés de la majorité et le gouvernement dans son ensemble se tiennent étroitement aux directives de l’Elysée, et ceux qui pourraient avoir des velléités de faire valoir leur propre voix sont écartés ou partent d’eux-mêmes avec fracas. Le président de la République a aussi distillé durant les dix-huit derniers mois un certain nombre de phrases malheureuses qui laissent à penser qu’il conçoit un écart très important entre lui et les autres citoyens, incapables d’aller traverser une rue pour trouver un emploi, de gagner assez d’argent pour se payer un costume ou bénéficiant des « dingues » largesses de l’Etat-providence.

Le président Macron a surtout totalement tracé un trait sur les conditions dans lesquelles il a recueilli les suffrages, ce que n’avait pas fait le seul président à avoir été choisi dans le même contexte, Jacques Chirac. Il s’arc-boute sur sa légitimité à appliquer le programme pour lequel il dit avoir été élu. Il est vrai qu’il a obtenu une large majorité à l’Assemblée lors des élections législatives de juin 2017 (28 % des voix au premier tour, 43 % au second, et 53 % des députés élus). Ce fut aussi le cas avec Jacques Chirac, dont le parti avait recueilli 33 % des suffrages au premier tour des élections législatives en 2002, 47 % au second et obtenu un député de plus que La République en marche. Mais le programme du candidat Macron n’a recueilli que 24 % des suffrages exprimés au premier tour de l’élection présidentielle (28 % pour Jacques Chirac en 2002), et c’est contre le spectre d’une arrivée au pouvoir de l’extrême droite qu’il a recueilli une large majorité au second. Ce vote n’était pas une onction démocratique et populaire pour mener une politique verticale et mécanique. C’était la manifestation du fait que la majorité des citoyens ne voulait pas du Front national pour diriger leur politique.

Après le passage en force des ordonnances sur le travail, celui de la réforme du rail, les coupes dans les recettes des collectivités locales, un plan santé sans mesures pour les infirmiers et infirmières, et un ensemble de décisions fiscales, comme la suppression de l’ISF, favorisant dès la première année les plus aisés, c’est par le terrain, par l’horizontalité de multiples mouvements locaux que le pouvoir est mis en cause. Le roi se retrouve ainsi contesté par le peuple et presque nu puisqu’il n’a pas voulu laisser leur place aux pouvoirs intermédiaires (en témoigne l’absence de réponse immédiate à la main tendue de Laurent Berger pour faire un Grenelle social et environnemental).

Une démocratie citoyenne

Le peuple n’est d’ailleurs pas le mot adéquat, et la définition de la démocratie comme un gouvernement par le peuple et pour le peuple peut être trompeuse. Mieux vaudrait parler de gouvernement par et pour le citoyen, c’est-à-dire d’une démocratie qui ne soit pas en surplomb de la population avec une élite (certes élue ou méritocratique et non plus héréditaire) censée œuvrer pour un peuple dont elle ne ferait pas partie ; une démocratie citoyenne est une démocratie travaillant pour la polis, la cité, et pour l’ensemble des citoyens, y compris ceux qui n’ont pas voté pour les représentants finalement élus. C’est une démocratie dans laquelle les élus, y compris le plus puissant d’entre eux, sont également des citoyens, auxquels on doit respect comme à tout autre citoyen.

La démocratie grecque avait de nombreux défauts, parmi lesquels on citera uniquement le fait que les femmes en étaient exclues. Elle a prospéré sur un terreau qu’il peut être utile de rappeler : son organisation territoriale d’abord, certes sur un espace très réduit, reposait sur dix circonscriptions composées d’une portion de la ville-centre, d’une part des territoires agricoles et d’un morceau de côte pour l’accès à la mer, chaque circonscription pouvant donc combiner toutes les activités de la cité. Imaginons une région française constituée de deux arrondissements parisiens, huit départements ruraux et une ville portuaire, le tout sans être contigus… Deuxième spécificité, le fait que chacune de ces circonscriptions occupait les fonctions administratives à tour de rôle une partie de l’année pour notamment préparer les lois que l’Assemblée avait seule le pouvoir d’adopter ou de refuser. Ce n’est certes pas le modèle qui s’est imposé, mais on voit bien comment, dans un tel système, la cassure entre territoires et entre les citoyens et ceux qui les représentent ne peut prospérer aussi fortement que dans les institutions actuelles.

Perte des illusions et des moyens financiers

Ce qui rend la situation d’aujourd’hui particulièrement explosive, c’est que ceux qui manifestent n’ont pas grand-chose à perdre : en trente ans de politique visant à permettre aux entreprises de se développer dans la perspective qui s’est révélée illusoire que ceci bénéficie à leurs salariés, ils ont perdu leurs illusions mais aussi leurs moyens financiers. Et ils ont regardé se créer une catégorie d’ultra-riches qui ont profité du capitalisme mondialisé, souvent trouvé les moyens de ne pas verser les impôts qu’ils auraient dû payer, et auxquels on continue de faire des cadeaux fiscaux. L’injustice profonde de ce système est ce qui fait la puissance du mouvement actuel. On taxe le diesel et l’essence de la voiture particulière mais pas le fioul lourd des navires qui transportent les marchandises, ni le kérozène des avions. On taxe toutes les transactions, excepté les transactions sur les marchés financiers alors que la France soutient une telle mesure depuis 2008 et qu’un mécanisme européen a été prévu à cet effet.

Il n’est pas vrai qu’il n’y a pas d’issue possible à la situation contemporaine. Il y en a de multiples, qu’elles soient économiques (réagencer le système financier en faisant du travail une valeur comptable, interroger les logiques d’optimisation et les indicateurs qui les sous-tendent…) ou institutionnelles (garantir la séparation et l’équilibre des pouvoirs aux niveaux national et européen, réévaluer le rôle d’institutions comme l’Organisation internationale du travail ou l’Organisation mondiale de la santé…).

Comme l’expose Hannah Arendt en 1951 dans Le Système totalitaire, « ce qui, dans le monde non totalitaire, prépare les hommes à une domination totalitaire, c’est le fait que la désolation (…) est devenue l’expérience quotidienne des masses toujours croissantes de notre siècle ». Il nous faut constater que, malgré la richesse de notre pays qui le place parmi les 35 nations les plus aisées en termes de produit intérieur brut par habitant, ce risque existe. Il doit être pris au sérieux.

Valérie Charolles, philosophe, est chercheuse associée à l’IIAC (EHESS-CNRS). Son dernier ouvrage, Les Qualités de l’homme, est paru chez Fayard en 2016.

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