L’intelligence artificielle est accusée de détruire nos emplois. Ce débat repose sur un malentendu

L’usage morbide, par certains, de Facebook Live a amené son fondateur à annoncer précipitamment le recrutement de 3 000 modérateurs supplémentaires. Il est vrai que l’intelligence artificielle (IA) est bien en peine de reconnaître des contenus violents, surtout diffusés en direct.

Le quotidien affreux de ces modérateurs, contraints de visionner des horreurs à longueur de journée, mériterait pourtant qu’on les remplace vite par des machines !

L’IA ne peut pas tout, mais là où elle peut beaucoup, on la maudit, accusée de détruire nos emplois, de remplacer la convivialité humaine. Ce débat repose sur un malentendu.

Il vient d’une définition de l’IA qui n’a, dans la réalité, jamais pu être mise en pratique : en 1955, elle était vue comme la création de programmes informatiques qui, quoi qu’on leur confie, le feraient un jour mieux que les humains. On pensait que toute caractéristique de l’intelligence humaine pourrait un jour être si précisément décrite qu’il suffirait d’une machine pour la simuler. Ce n’est pas vrai.

Angoisses infondées

Comme le dit un récent Livre blanc sur la question (Pourquoi il ne faut pas avoir peur de l’Intelligence arti­ficielle, Julien Maldonato, Deloitte, mars  2017), rien ne pourra remplacer un humain dans sa globalité.

L’IA, c’est de l’apprentissage automatique doté d’un processus d’ajustement de modèles statistiques à des masses de données, explique l’auteur. Il s’agit d’un apprentissage sur des paramètres pour lesquels une vision humaine n’explique pas pourquoi ils marchent si bien dans un contexte donné.

C’est aussi ce que dit le rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (« Pour une intelligence artificielle maîtrisée, utile et démystifiée », 29 mars 2017), pour qui ce côté « boîte noire » explique des angoisses infondées. Ethiquement, se fonder sur l’IA pour des tâches critiques sans bien comprendre le comment pose en effet un problème.

Deloitte donne l’exemple de l’IA qui reconnaît bien mieux des races de chiens qu’un expert. Mais on lui a forcément, un jour, appris à le faire avec des exemples. Elle s’y prend mieux depuis en s’appuyant sur d’autres paramètres que les nôtres, humains, pour être plus efficace (par exemple les pixels de la photo numérisée).

Bref, l’IA et les réseaux neuronaux ne simulent pas le cerveau humain. L’IA navigue toujours dans des (généralisations de) modèles de régression et d’inférence statistique, mais au sein de données massives.

Traiter des données d’un volume ingérable pour l’homme

L’IA aide l’humain, sans le remplacer. Lorsqu’on demande à son assistant sur mobile de nous guider en évitant les autoroutes ou les embouteillages, ou qu’on lui demande un bon restaurant à prix raisonnable où l’on puisse se rendre à pied, l’IA traitera des données d’un volume ingérable pour l’humain, présentera des résultats introuvables par lui seul avec ce degré de finesse. Mais c’est l’humain qui évaluera les options et décidera.

L’IA évite à l’homme d’accomplir une tâche contre-productive : nous sommes mauvais pour évaluer des données car nous voulons forger notre jugement sans attendre. Et nous utilisons des règles heuristiques qui donnent des jugements intellectuellement plausibles mais logiquement douteux. Le cerveau est, dit Deloitte, une machine à dresser des conclusions au point de confondre le « facilement imaginable » avec le « très probable ». L’IA peut corriger ce biais, car elle fait ce que nous n’aimons pas faire.

Une application d’IA est donc fiable s’il y a eu suffisamment de données pour la former. C’est pourquoi l’IA n’arrive pas à simuler l’apprentissage inné des bébés, qui n’ont pas besoin de leurs parents pour se forger des représentations mentales étonnantes.

On prétend que le jour où toutes les tâches seront codées en données massives, des algorithmes seront créés pour les exploiter et l’homme sera moins efficace dans ces tâches-là. Mais tout ne sera jamais codable ainsi. La vie de tous les jours est faite d’événements imprévus, de surprises où l’IA, nue, ne peut rien faire à notre place.

Un tandem imbattable

Autre spécificité de l’homme : lui seul peut donner la priorité à telle ou telle hypothèse ou direction à prendre par l’application d’IA et les inférences qui y sont codées. C’est lui qui dit ce qu’il faut apprendre et comment.

On n’a jamais pu prédire dans quel domaine l’IA serait efficace ou non. On a cru à tort que jouer aux échecs ou démontrer des théorèmes serait très difficile pour l’IA. Or l’IA remplace plus facilement l’expert que le bébé. Qui l’eût cru dans les années 1950 ?

Le couple humain-IA est un tandem imbattable quand l’ambiguïté est là. Ne demandez pas à l’IA de combattre la fraude, dont les techniques évoluent trop vite pour rendre l’IA autonome dans ce domaine. Et l’IA ne simule pas non plus les concepts d’équité, de moralité et d’éthique.

Sur les dix innovations que l’Unesco a mises en avant pour 2017 lors de Netexplo, à Paris les 26 et 27 avril, Your.MD (à télécharger sur smartphone) est un médecin personnel qui, sur la base des symptômes décrits par le patient, permet avec une précision de 76 % de poser un diagnostic au moyen de statistiques croisées. Elle ne se substitue pas au médecin, mais opère un premier filtre. Elle est adoubée par le ministère britannique de la santé, qui y voit une solution aux délais scandaleux du système médical national.

Une autre automatise l’interprétation d’images médicales, car il y aura bientôt plus d’images à interpréter que de radio­logues pour le faire. Une troisième, enfin, arrive à imiter des tableaux de Rembrandt avec une précision inouïe… sauf qu’elle n’apporte rien de neuf par rapport à Rembrandt lui-même, preuve que l’IA ne remplacera pas le sens artistique et la capacité de s’évaluer, son œuvre et soi-même.

L’IA ne serait-elle pas finalement une précieuse alliée du travailleur, dont le pic de productivité n’est pas forcément atteint la veille de sa retraite ? Augmentée par l’IA, sa productivité lui permettra de conserver son job plus longtemps…

Charles Cuvelliez, professeur à l’Ecole polytechnique de l'université libre de Bruxelles.

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