L’interventionnisme de M. Poutine en Ukraine remet en cause l’ordre nucléaire

Avec ce qui se joue en Ukraine, la Russie remet en cause l’ordre international nucléaire issu de la fin de la guerre froide, dans une attitude révisionniste et nostalgique.

La Russie viole avant tout un engagement fondamental pris le 5 décembre 1994 par elle-même, les Etats-Unis et le Royaume-Uni, comme Etats dépositaires du traité de non-prolifération nucléaire (TNP), pour compenser la dénucléarisation de l’Ukraine post-soviétique. La France, le même jour, mais aussi la Chine, ont pris des engagements similaires vis-à-vis de l’Ukraine. Rappelons qu’en 1991, Kiev disposait sur son sol du troisième plus grand arsenal nucléaire mondial.

GARANTIES DE SÉCURITÉ COMPLÈTES

Le mémorandum de Budapest, signé le jour de l’accession de l’Ukraine au TNP comme Etat non doté de l’arme nucléaire, scellait un compromis essentiel. L’Ukraine renonçait à toute arme nucléaire en échange de fortes garanties de sécurité des cinq Etats reconnus dotés de celles-ci : engagement de non-menace ni d’utilisation de la force contre l’indépendance et la souveraineté de l’Ukraine ; respect de l’indépendance, de la souveraineté et des frontières de l’Ukraine ; renonciation à tout chantage économique pour promouvoir des intérêts nationaux ; engagement de ne pas menacer ni d’utiliser l’arme nucléaire contre ce pays ; engagement à saisir le Conseil de sécurité des Nations unies en cas d’atteinte à la sécurité de l’Ukraine.

Ces garanties de sécurité complètes ont été reconfirmées dans le cadre du traité New Start entre les Etats-Unis et la Russie en 2009. Le Parlement de Kiev avait alors ratifié avec réticence ces accords, en soulignant que toute atteinte future à sa souveraineté et à son indépendance serait une violation de ses intérêts suprêmes et remettrait en cause son engagement de dénucléarisation.

Les 5 membres permanents du Conseil de sécurité ont donc une responsabilité spécifique dans la préservation de l’ordre défini au moment de la chute de l’URSS et de l’élimination des armes nucléaires du sol ukrainien. Quelles leçons devons-nous tirer de ce manquement russe à la parole donnée ?

PRINCIPE D’UNE DISSUASION ÉLARGIE

La Russie démontre d’abord que, dans son esprit, un pays non nucléaire non couvert par une alliance peut être traité de façon différente des autres : ses intérêts de sécurité, même garantis en droit par un accord international comme celui de Budapest, ne sont pas pour elle protégés comme ceux d’un pays couvert par une alliance nucléaire et le principe d’une dissuasion élargie.

La Pologne et les Etats baltes sont conscients de cette politique russe. Ils cherchent à mobiliser l’OTAN pour rappeler la nature de l’article 5 du traité de Washington. La contribution que la France a apportée ces derniers mois dans le cadre de l’OTAN aux réassurances conventionnelles de ces pays prend une nouvelle dimension dans ce contexte.

Plus que jamais, la dimension nucléaire de l’alliance doit faire l’objet d’une réflexion collective à 28 sur l’importance et les principaux concepts de la dissuasion dans nos doctrines de défense. C’est d’autant plus vrai que les réactions des Américains et Européens sur l’Ukraine seront lues comme des tests de la validité de la dissuasion élargie en Europe.

L’agression russe et la dénonciation explicite par Vladimir Poutine du mémorandum de Budapest sont observées par tous, tout comme l’est notre réaction et celle des Etats-Unis. Comme toujours, les leçons de cette crise seront aussi tirées par les autres bénéficiaires du parapluie nucléaire américain, notamment en Asie. Si elle demeurait sans réponse, ou perçue comme telle, nos adversaires potentiels en tireraient des conséquences.

La Russie confirme ensuite, par son comportement agressif contre un pays souverain, une volonté révisionniste de l’ordre nucléaire, européen et international. Elle met en danger l’un des principes élémentaires du désarmement nucléaire : il n’est réaliste que si la sécurité est garantie.

Comment envisager de nouvelles phases de désarmement nucléaire américano-russes dans un tel contexte ? Comment justifier qu’un monde sans armes nucléaires est nécessairement un monde plus sûr si le respect élémentaire de la règle de droit n’est pas garanti ?

SYSTÈME INTERNATIONAL POST-GUERRE FROIDE

Au-delà de l’Ukraine, c’est donc un pan important du régime de non-prolifération mis en place depuis trente ans que la Russie met en danger, en tenant pour contingent et sans valeur tout engagement qu’elle peut donner à des Etats tiers. Or, le système international post-guerre froide est fondé sur le respect de bonne foi d’engagements juridiques librement consentis. Pour le cas où le message n’aurait pas été assez clair, la Russie a testé un missile intercontinental, à partir d’une base proche de Crimée, le 4 mars.

Pour construire un système international fondé sur le droit, il faut être plusieurs à respecter les règles. Quand un acteur-clé préfère le rapport de force, il n’est guère d’autre choix pour les autres acteurs que de préserver les instruments nécessaires à l’exercice de ce jeu de la puissance.

Enfin, la Russie rappelle aux Européens que les risques d’un conflit étatique ou d’actions de chantage contre leurs intérêts ne sont pas exclus de leur environnement de sécurité. Elle démontre que les garanties de sécurité, y compris nucléaires, apportées par un pays comme la Russie ne sont pas crédibles dans le temps.

C’est là un élément important du débat actuel sur la dissuasion, dont les détracteurs mettent en avant le caractère archaïque et non adapté au nouveau contexte international post-guerre froide. Au-delà même de l’architecture européenne de sécurité, la crise ukrainienne démontre la pertinence de certains éléments qui fondent notre doctrine nationale de dissuasion : préservation contre le risque de guerre par une puissance majeure ; préservation de notre indépendance nationale et de notre autonomie de décision, face à tout chantage potentiel exercé contre nos intérêts vitaux ou dans le cadre d’une crise régionale.

La crise ukrainienne n’est pas une crise nucléaire. Elle n’a pas vocation à l’être. Mais par son comportement révisionniste et ses manquements au droit, Vladimir Poutine a ouvert une bien dangereuse boîte de Pandore.

Nicolas Roche, chercheur, spécialiste des questions nucléaires.

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