L’Irak, dix ans après : une ébauche de renaissance inespérée

Dans chaque guerre, chaque rupture politique majeure, il y a des gagnants et des perdants. Dans le cas de l’Irak, les gagnants incontestables sont les Kurdes et les chiites qui, ensemble, forment plus de 80% de la population irakienne.

Contrôlant déjà une grande partie de leur territoire, les Kurdes, avec le soutien aérien américain, ont libéré tout l’Irak du Nord, y compris les deux grandes villes de Kirkouk et de Mossoul. Tout en participant au processus de reconstruction de l’Irak, ils ont saisi la chance historique qui leur était offerte de reprendre leur destin en main et d’édifier une société démocratique et prospère, susceptible de servir de modèle au reste de l’Irak et aux 30 millions de Kurdes des pays voisins.

La sécurisation du pays, le développement des infrastructures dont deux aéroports internationaux et des centrales électriques assurant l’autosuffisance énergétique, l’adoption par le Parlement du Kurdistan d’une législation business friendly n’ont pas tardé à attirer des investisseurs internationaux. Tous les enfants sont scolarisés et on compte une vingtaine d’universités dont deux dispensent leur enseignement en anglais. 48% des étudiants sont des étudiantes, et les femmes représentent 30% des membres du Parlement.

Le «boom» économique profite à toute la population même s’il est parasité par des phénomènes de corruption et de népotisme que dénoncent régulièrement une opposition parlementaire robuste et des médias indépendants. Le pluralisme politique, culturel et confessionnel est assuré. Le Kurdistan est le seul pays du Proche-Orient qui ne compte aucun prisonnier politique et l’une des rares régions du monde musulman où les chrétiens vivent en paix, pratiquent leur religion et construisent de nouvelles églises sans entrave. Plus de 100 000 chrétiens irakiens menacés ont pu trouver refuge au Kurdistan où d’autres minorités religieuses comme les yézidis sont aussi protégées.

En construisant une société pluraliste et prospère - dans un pays dont 90% des villages et une vingtaine de villes avaient été détruits par les armées de Saddam Hussein qui avaient, rien que dans la campagne d’Anfal, entre 1987 et 1988, massacré 182 000 civils kurdes et interné 1,5 million d’autres dans les camps -, les Kurdes irakiens démontrent que leur peuple est capable de se gouverner, et que l’islam n’est pas incompatible avec la démocratie.

Vingt-cinq ans après le gazage des milliers de Kurdes à Halabja, qui bouleversa la conscience universelle mais ne fut condamné ni par l’ONU ni par aucun Etat occidental, pas même la France, on assiste donc à la résurrection d’un peuple victime des frontières arbitraires dessinées après la Grande Guerre par Londres et Paris, martyrisé tout au long du XXe siècle.

Les Arabes chiites, avec 55% de la population irakienne, accèdent pour la première fois au pouvoir, grâce au libre jeu du suffrage universel mis en place par la nouvelle constitution de 2005. Citoyens de seconde classe, ils fournissaient jusqu’au milieu des années 60 le gros des bataillons du Parti communiste irakien, alors le plus puissant du monde arabe. Le soutien de l’URSS aux dictateurs irakiens successifs et l’onde de choc de la révolution iranienne de 1979 les ont poussés vers les partis chiites confessionnels. Lors de la guerre du Golfe de 1991, tout comme les Kurdes, ils s’étaient soulevés à l’appel de la coalition alliée et avaient libéré leurs provinces. Ce premier «printemps arabe» aurait pu déboucher sur la chute de Saddam Hussein, mais les alliés ont décidé de ne pas marcher sur Bagdad et de laisser libre cours à l’armée irakienne pour écraser dans le sang la révolte populaire. La répression a fait près de 300 000 victimes dans les rangs chiites, tandis que près de 2 millions de Kurdes prenaient les routes de l’exode vers la Turquie et l’Iran.

Sous la pression de l’opinion publique internationale et à l’initiative du président Mitterrand, une «zone de protection kurde» a été créée par l’ONU pour permettre le retour des réfugiés kurdes dans leur foyer, zone qui a évolué vers un Kurdistan autonome.

Les chiites, eux, ont été abandonnés à leur sort et à leur amertume envers les Occidentaux. Comme partout dans le monde arabe, les chiites irakiens ont voté pour des partis religieux. L’alliance chiite regroupant ces divers partis dirige une coalition gouvernementale incluant aussi des partis kurdes laïcs et des Arabes sunnites. La plupart des provinces chiites sont pacifiées et engagées dans un vaste programme de reconstruction. Le niveau de vie s’est amélioré en dix ans, les salaires ont été multipliés par vingt. La pratique du culte chiite, jadis sévèrement restreint, est totalement libre. Le pluralisme politique s’exprime à travers une multitude de journaux, télévisions et associations. Les nouvelles générations sont en quête de référents autres que confessionnels. En dépit de problèmes d’infrastructures, d’électricité, d’insécurité persistants, les chiites savourent une liberté nouvelle.

La minorité arabe sunnite, qui a fourni au régime de Saddam Hussein l’essentiel de ses cadres militaires, politiques, policiers et bureaucratiques, a été durement affectée par des mesures de «débaasisation» [du parti Baas, l’ancien parti du pouvoir, nldr], comme la dissolution de l’armée et des services de sécurité ainsi que l’épuration dans l’administration. Cette politique a été édictée par le haut-commissaire américain en Irak, Paul Bremer, à la demande et avec le soutien des dirigeants chiites. Ainsi, du jour au lendemain, un demi-million d’officiers et de fonctionnaires se sont retrouvés révoqués, sans indemnités ni pensions de retraite. Les réseaux baasistes, alliés avec les jihadistes d’Al-Qaeda affluant par les frontières mal protégées de la Syrie et de la Jordanie, n’ont eu aucune difficulté à recruter au sein de ce gigantesque vivier pour combattre «l’armée des croisés américains et leurs collaborateurs chiites impies».

Cette guerre civile, soutenue par des pays arabes sunnites mais aussi par l’Iran, menée à coups d’attentats aveugles a fait, en dix ans, entre 100 000 et 130 000 victimes civiles irakiennes, dans leur immense majorité chiites. Quelque 24 000 militaires irakiens et insurgés ont également péri. Ces chiffres effroyables sont à comparer avec les 200 000 morts de la guerre civile en Algérie et les 70 000 morts du conflit syrien en seulement deux ans. Les pertes totales des Américains depuis le début de leur intervention en Irak s’élevaient à 4 484 morts.

La violence subsiste encore, des attentats dans des villes à la population mixte ont, en 2012, causé la mort de 4 471 civils, un «score» qui reste inférieur au bilan des violences au Pakistan, au Mexique ou en Colombie, pour ne prendre que quelques exemples non arabes.

Dans le Kurdistan autonome, le dernier attentat meurtrier a eu lieu en février 2004. L’expérience kurde inspire des dirigeants sunnites qui revendiquent maintenant un statut de région fédérée pour leur territoire, comme cela est prévu dans la Constitution. Certains partis chiites préconisent également la création d’une ou deux régions fédérées chiites. Le fédéralisme accompagné par le partage équitable des revenus de plus en plus conséquents des exportations pétrolières permettrait de maintenir, au sein d’un même Etat, trois communautés possédant chacune leur propre culture, leur propre histoire et décidées à gérer leurs propres affaires. Ce serait la meilleure façon de mettre en œuvre une Constitution fédérale approuvée par plus de 80% des électeurs lors du référendum d’octobre 2005, et qui cependant n’est guère respectée par le Premier ministre Al-Maliki et ses partisans rêvant d’un Etat unitaire centralisé dominé par les chiites.

En termes géopolitiques, le bilan est plus difficile à établir. La Turquie, dont les entreprises tirent le plus gros avantage du marché de la reconstruction irakienne, et l’Iran, avec ses amis chiites arrivés au pouvoir après la pendaison de Saddam Hussein, font figure de gagnants majeurs, du moins jusqu’à présent. Cependant la démocratisation de l’Irak, le statut fédéral obtenu par les Kurdes ont des répercussions régionales insoupçonnées sur ceux des pays voisins, bien sûr, mais aussi sur les peuples non persans qui, ensemble, forment près de 60% de la population de l’empire iranien. La Turquie a dû assouplir sa politique kurde et engager des réformes ; le futur Iran sera démocratique et fédéral ou implosera, tout comme la Syrie. L’Irak est devenu le pays arabe le plus démocratique du Proche-Orient et n’est plus une source de menaces pour ses voisins. La chute de Saddam Hussein a frappé l’esprit des peuples arabes et a contribué à leur soulèvement contre leur propre dictateur quelques années plus tard.

En dix ans, l’Irak est passé d’une société pauvre, gouvernée par la terreur, - où la possession d’une simple machine à écrire, d’un photocopieur nécessitait une autorisation de la police politique, où tous les médias étaient contrôlés par l’Etat et où un seul parti politique était autorisé -, à une société ouverte, pluraliste où le pouvoir d’achat a été multiplié par 20, où le PIB a connu en 2012 une croissance de 10,2%. Un indicateur parmi d’autres : de 80 000 téléphones mobiles en 2002, on est passé à 23 millions en 2011 pour une population de 27 millions ; à la place des deux chaînes étatiques de télévision, on en compte plus d’une centaine représentant toutes les sensibilités culturelles et politiques.

Le pluralisme est bien enraciné dans le pays. Cependant, les institutions démocratiques restent fragiles, la situation sécuritaire précaire dans l’Irak arabe, les lignes de fracture confessionnelles et ethniques menaçantes et la corruption endémique. L’Irak reste un Etat rentier dont 98% des exportations proviennent du pétrole. Ses réserves estimées à 143 milliards de barils peuvent lui assurer pendant encore un siècle des revenus confortables.

Inventé de toutes pièces par les Anglais dans les années 20, l’Irak est resté unifié par la poigne des dictatures successives. Livré à lui-même et au libre jeu de la démocratie, il garde son unité grâce au partage des revenus de son pétrole. Il appartient aux Irakiens de prendre en mains leur destin collectif.

Par Kendal Nezan, peésident de l’Institut kurde de Paris

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