L’Irak est-il mort ?

Dans la nuit du 6 juin, des centaines de combattants armés prenaient d’assaut la ville de Mossoul dans la province irakienne de Ninive, dans le nord-est du pays, parvenant à s’emparer de ses principaux points névralgiques. Une offensive concomitante se déroulait à Ramadi, dans la province centrale d’Al-Anbar, avec l’attaque sur l’université locale et la prise de plusieurs otages.

Depuis, les événements se sont bousculés en créant l’effroi général : après la ville de Mossoul, c’était au tour de pans entiers des trois provinces de Ninive, Kirkouk et Salaheddine de tomber entre les mains des assaillants, qui se trouvent à présent aux portes de Bagdad après avoir pris Tikrit, le fief de l’ancien dictateur au pouvoir Saddam Hussein.

HÉMORRAGIE HUMAINE

L’Organisation internationale pour les migrations estime déjà à un demi-million le nombre de civils irakiens qui ont dû fuir ces zones au cours des derniers jours pour se rendre au Kurdistan irakien, une hémorragie humaine due tout autant à la crainte suscitée par les insurgés qu’à celle des représailles du gouvernement central. C’est un conflit de longue haleine et sans précédent depuis le renversement du régime baasiste en 2003 qui semble aujourd’hui s’amorcer.

Mais comment les rebelles ont-ils pu, en seulement quelques jours, s’emparer d’une partie considérable du territoire irakien ? Alors qu’il était relativement méconnu du grand public il y a encore quelques mois et semaines, l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), émanation salafiste-djihadiste d’Al-Qaida connue des Irakiens sous son acronyme arabe Da’ech, vient sans conteste de signer son plus grand coup de force. Si l’occupation américaine s’était caractérisée par des niveaux extrêmement élevés de violence, jamais la frange radicale du soulèvement armé n’était parvenue à effectuer une telle percée militaire, avec la conquête d’une bande territoriale qui s’étend d’Anbar, au centre, jusqu’au nord-est de la Syrie.

Cette percée est également très symbolique car elle intervient quelques semaines après l’annonce des résultats des élections nationales du 30 avril ayant donné une longueur d’avance au premier ministre sortant, Nouri Al-Maliki, chiite et ennemi juré des djihadistes, ainsi qu’à la veille du Ramadan. On reconnaît bien la détermination du chef de guerre du groupe, l’Irakien Abou Bakr Al-Baghdadi, connu pour sa brutalité et qui a promis, de longue date, une guerre totale aux nouvelles autorités irakiennes.

RÉSURRECTION CALIFALE

Depuis le début de l’année, Da’ech, qui est implanté à la fois en Irak et en Syrie, a multiplié les attaques et attentats kamikazes – souvent le fait de djihadistes étrangers, européens en particulier – ainsi que les enlèvements. En janvier, il plaçait sous sa coupe la ville de Fallouja, ancien sanctuaire de l’insurrection antiaméricaine. Ses opérations ont coûté la vie à plusieurs centaines de personnes et ses membres, rompus au combat, ne craignent guère les forces armées régulières, comme ils viennent d’en donner la preuve.

Depuis son autoproclamation en octobre 2006, quelques mois après la mort dans un raid de celui qui était l’émir du djihad en Irak, le Jordanien Abou Moussab Al-Zarkaoui, Da’ech poursuit deux objectifs qui le distinguent des autres insurgés sur le terrain, et d’Al-Qaida centrale désormais. D’une part, l’Etat islamique n’inscrit pas son combat dans une perspective nationale, à travers un djihad défensif contre un pouvoir jugé illégitime, américain puis irakien. Sa lutte obéit à une optique confessionnelle et panislamiste tournée vers une priorité : l’élimination des chiites, en Irak comme en Syrie, et, au-delà, au Moyen-Orient. Sans elle, le but ultime d’une restauration du califat sunnite dans l’ensemble du monde musulman ne pourra advenir aux yeux des djihadistes.

Cette résurrection califale, écho à l’âge d’or de l’islam, passe aussi par l’établissement précoce d’un Etat islamique qui en pose les structures. Or c’est sur cet aspect que Da’ech s’est éloigné des prescriptions du commandement central d’Al-Qaida et de son idéologue phare, l’Egyptien Ayman Al-Zawahiri, qui considère que le djihad doit être poursuivi et achevé avant d’introduire un quelconque projet politique.

Pour Da’ech, c’est au contraire par le biais d’un tel projet que le califat pourra renaître, et qu’une solution sera apportée, à plus court terme, aux sunnites d’Irak et de Syrie, dépeints comme aux prises avec des régimes chiites mécréants et tyranniques – Al-Maliki et Assad n’étant que les deux faces d’une même médaille.

RADICALISATION SUNNITE

Depuis 2003, les sunnites d’Irak ont été tenus en marge de la transition lors de toutes ses étapes-clés, et leurs différentes tentatives de réintégration du jeu politique se sont soldées par des échecs cuisants. Ainsi en a-t-il été pour le Front irakien de la concorde, alliance de partis sunnites qui avait été formée fin 2005 pour prendre part aux élections, puis de la liste Iraqiya de l’ancien premier ministre chiite laïque Iyad Allaoui, qui avait formellement remporté le scrutin législatif de 2010 avant d’être dépossédée de sa victoire du fait des manœuvres d’Al-Maliki. Les sunnites ne se sont jamais remis de cet affront et n’ont cessé de se radicaliser. De ce point de vue, le gouvernement de Bagdad n’a pas joué l’apaisement en durcissant au contraire ses propres positions et en se lançant dans une campagne de répression tous azimuts après le retrait militaire des Américains fin 2011.

Loin de l’option djihadiste, des personnalités sunnites auraient pu être des interlocuteurs crédibles pour la coalition chiite au pouvoir, mais elles ont toutes été neutralisées – du vice-président Tarek Al-Hachemi, condamné à mort par contumace en septembre 2012, au député Ahmed Al-Alwani, incarcéré fin 2013. Le mouvement de protestation lancé dans les régions sunnites en 2012 s’est vu frapper par une répression qui a eu tôt fait d’en militariser les rangs, tout en donnant l’opportunité aux membres de Da’ech de l’infiltrer pour en prendre le contrôle.

Naturellement, la colère des sunnites a fait le lit de Da’ech, en plus des complicités parmi la population civile qui lui ont permis de gagner du terrain et de s’imposer. Cette conquête aura été d’autant plus aisée que l’armée irakienne et les forces de sécurité demeurent sous-équipées et ne se sont jamais remises de la décision désastreuse des Etats-Unis de procéder à leur démantèlement en 2003. Elles n’ont pas opposé de résistance à Da’ech, mais ont baissé les armes et déserté en laissant derrière elles leur artillerie lourde. Parmi ces forces se trouvent aussi des éléments dont l’allégeance à l’Etat est plus que douteuse.

AL-MALIKI, LA MESURE D'UN ÉCHEC

M. Al-Maliki n’avait-il pas pourtant fait campagne autour d’un discours de lutte antiterroriste, se présentant comme l’homme fort de l’Irak, le seul à même de contrer la poussée djihadiste ? Nul besoin de souligner que ces événements donnent toute la mesure de son échec et soulignent quelle est sa faiblesse. Alors qu’il s’était engagé à promouvoir la réconciliation nationale, M. Al-Maliki n’a fait que diviser la population et la classe politique, exacerbant le legs violent de l’occupation et plaçant les sunnites dans une situation si désespérée que beaucoup ont choisi Da’ech et le djihad. En plus des liens de ses combattants avec les habitants des provinces dans lesquelles il officie, le groupe s’est parfois attiré la sympathie populaire en appelant à la protection des institutions en place.

Da’ech entend faire oublier la terreur que ses membres avaient semée en 2006 et qui lui avait valu une contre-mobilisation des tribus et citoyens exaspérés par ses méthodes. M. Al-Maliki essaie à présent de reproduire ce « réveil » en offrant d’armer les civils pour freiner le djihadisme, alors qu’il les bombardait aux barils d’explosifs il y a encore quelques mois. Or, compte tenu de son impopularité et du ressentiment puissant que lui vouent les sunnites, mais aussi d’autres Irakiens, il est peu probable que sa stratégie aboutisse. En lieu et place d’une concorde nationale, on peut s’attendre à ce que les réflexes communautaires s’aggravent et que la violence reprenne à Bagdad.

LE SCÉNARIO D'UNE PARTITION ?

L’anxiété des puissances régionales qui entourent l’Irak et qui ont fait dans ce pays et en Syrie des guerres par procuration est réelle. L’Iran, qui entend préserver par tous les moyens l’axe chiite qu’il a dessiné au lendemain de la chute de Bagdad, a annoncé un soutien militaire accru au gouvernement irakien et aurait déjà envoyé conseillers militaires et armes sur le terrain, en plus du rapatriement vers l’Irak d’un certain nombre de milices chiites qu’il finance et entraîne. L’Arabie saoudite, quant à elle, a alimenté la poussée djihadiste sunnite dans la région, de même que la Turquie et d’autres Etats du Golfe qui pourraient aussi en payer le prix. Ankara et Téhéran soutiendront les Kurdes dans leur contre-offensive contre Da’ech, car il n’est pas question d’avoir de ses membres à leurs propres frontières. Les peshmergas (combattants kurdes) ont d’ailleurs déjà repris Kirkouk.

Mais qu’entend faire la communauté internationale face à cet arc djihadiste qui s’étend du Sahel à l’Afghanistan, et dont la Syrie et l’Irak sont le cœur ? Les Etats-Unis pourraient intervenir, comme M. Al-Maliki en a fait la demande. L’Europe est absente. Les prochains jours décideront de l’avenir de l’Irak en tant qu’Etat. A ce titre, le scénario d’une partition réelle et définitive n’est plus à exclure.

Myriam Benraad, Chercheuse au Centre d'études et de recherches internationales (Sciences Po - CERI) et à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam-CNRS).

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