L’Irak et la déflagration jihadiste

La situation explosive de l’Irak évolue très vite et s’aggrave. La ligne de front demeure mobile, même côté des Kurdes, qui contrôlent de vastes territoires hier encore qualifiés des «zones disputées». Mais les Kurdes se trompent s’ils pensent pouvoir rester en dehors d’un conflit qui déborde petit à petit même le cadre irakien. Si l’essentiel des causes de la crise se trouvent à l’intérieur de l’Irak, les acteurs locaux se montrent de plus en plus incapables d’y faire face. Les Etats-Unis payent les hésitations d’Obama : en quittant prématurément l’Irak en 2011, en laissant la Syrie devenir une niche de djihadistes, en misant uniquement sur les islamistes « fréquentables » de l’après printemps arabes, cette politique contre-productive a favorisé soit une situation chaotique soit un retour vers des régimes autoritaires.

Les Turcs ont joué les apprentis sorciers en s’entendant de facto avec les djihadistes en Syrie y compris, d’après plusieurs observateurs, en s’accommodant du pétrole produit par Da’esh (acronyme arabe de l’Etat Islamique d’Irak et du Levant, EIIL) en Syrie, acheminé et commercialisé en partie à travers leur territoire (l’Etat syrien fait par ailleurs partie de leurs clients).

Une intervention des Américains, avec ou sans l’aide des Iraniens, conduira probablement à un changement de gouvernement (et surtout de Premier ministre) à Bagdad. Les sunnites irakiens désespérés qui ont pactisé avec le diable doivent être ramenés sur le chemin de la réconciliation. Maliki n’aide pas à ce retour. Sommes-nous à la veille d’un grand marchandage, entre Washington, Téhéran et Nadjaf (Sistani) ? Rien n’est exclu dès lors que tous les protagonistes, régionaux et internationaux s’accordent à dire que l’Etat islamique (hier encore Da’esh) constitue un grand danger pour l’Irak mais aussi pour toute la région. Une intervention américaine exigera non seulement des frappes en Irak, mais encore contre la base de l’Etat islamique en Syrie, ainsi qu’une fermeté au niveau régional et vis-à-vis du gouvernement de Bagdad. Washington devra surtout convaincre qu’une intervention contre les djihadistes de l’Etat islamique ne signifie pas une hostilité au monde sunnite, et moins encore un rééquilibrage stratégique avec Téhéran contre celui-là.

Qui sont les insurgés ?

Sans doute l’Etat islamique joue-t-il un rôle essentiel dans l’avancée fulgurante des insurgés sunnites, mais il est loin d’être seul. Nous sommes face à une coordination efficace qui s’appuie sur une adhésion passive voire active de la population sunnite, et reçoit certainement une aide logistique de certains pays de la région. Depuis 2009 la direction de l’Etat islamique s’est largement irakisée. La plupart des chefs militaires, après Abu Bakr al-Baghdadi (l’émir de l’organisation) sont des Arabes sunnites irakiens aguerris issus de l’ancienne Garde républicaine de Saddam Hussein. Des groupes d’anciens militaires plus ou moins indépendants se sont mobilisés au sein de ce qu’ils appellent désormais la « grande révolution sunnite irakienne ». La région de Ninive a la conscience d’avoir grandement contribué à la formation de l’Etat moderne irakien, et à la construction de son armée. Dans cette seule région 100 000 militaires dont 7000 officiers faisaient partie des forces de Saddam Hussein. Seule une partie de ces hommes a été recrutée par le gouvernement de Nouri al-Maliki. Le reste a été marginalisé voire humilié. Même ceux qui se trouvaient au sein de l’armée irakienne ont rapidement déserté le champ de bataille, en contribuant pour beaucoup à la grande débandade. L’Armée de la Naqshbandiyya, entretenue et mobilisée par l’ancien Vice-président de Saddam Hussein, Izzat al-Douri, est l’autre corps subversif important du mouvement insurrectionnel. Historiquement, la Naqshbandiyya est une confrérie soufie, en mauvais termes avec les salafistes purs et durs ; seulement, dans le cas irakien, ni l’Armée de la Naqshbandiyya ne sont de grands soufis, ni l’Etat islamique ne rassemble que des salafistes convaincus. Dernier grand groupe, les hommes des tribus qui travaillaient jadis avec les Américains, et qui ont été abandonnés, voire chassés, par le gouvernement fédéral de Bagdad. Ce ne sont pas les seuls : une multitude de petits groupes ont rejoint l’insurrection, comme cela s’était produit entre 2003 et 2005.

L’explosion sunnite que connaît tout l’ouest de l’Irak jusqu’à la porte de Bagdad, est la conséquence d’une série d’erreurs et d’insuffisances politiques, voire d’une maladie congénitale de l’Etat et de l’armée, fondés depuis 2003 sur une base confessionnelle et sectaire. Le danger est qu’après une irakisation de la Syrie, nous soyons à la veille d’une syrianisation de l’Irak : segmentation du pays et du sol, multiplicité des contrôles de l’espace, confrontations à l’arme lourde (armes qui se trouvent désormais à la fois entre les mains du pouvoir légitime et des djihadistes), etc. Les divergences entre les insurgés pourraient rapidement s’accentuer (particulièrement depuis qu’Abu Bakr al-Baghdadi s’est proclamé calife de l’Etat islamique, réclamant qu’on lui prête allégeance). De fait, tous ces opposants au pouvoir fédéral dit « chiite » ne partagent pas les mêmes objectifs ni les mêmes stratégies.

Si l’on considère la profonde aliénation des sunnites vis-à-vis du pouvoir chiite à Bagdad, on peut comprendre, passé le choc des premiers jours, les raisons de leur alignement sur l’Etat islamique et sur les autres insurgés. Sans un retour rapide de l’autorité d’un pouvoir fédéral réel, nous assisterons à la création de nombreux foyers reflétant les divisions religieuses, ethniques et sectaires de l’Irak. Cela aboutira probablement à l’établissement d’un Djihadistan enjambant les frontières, riche en ressources et en combattants, faisant de la région une zone d’attraction pour un nombre illimité de djihadistes venus de partout (c’est déjà le cas). A partir de cette base, le conflit irakien, après celui de la Syrie, risque de pousser définitivement le Moyen-Orient vers une guerre de religions chiite/sunnite. Cela n’épargnera pas les pays fragiles de la région, comme ceux du Golfe.

Le Kurdistan irakien, en cas de pérennisation de l’avancée djihadiste, ne restera pas à l’abri. Ce qu’on appelait les « zones disputées » entre les Kurdes et le pouvoir fédéral deviendront très vite des zones de conflit. Ceux-là, en prenant le contrôle de toute la partie abandonnée par l’armée régulière, ont satisfait une demande nationaliste, mais de l’autre côté se sont exposés à un danger : comment contrôler autant de territoire lourds de conflits potentiels ? Les zones disputées sont probablement majoritairement kurdes, mais que faire des 40 à 45 % d’Arabes, Turkmènes, chrétiens et autres de Kirkuk, ou encore des Arabes et des minorités de la plaine de Ninive ou du nord de Diyala ? Sur toutes ces questions et bien d’autres les Kurdes, quoique unis face aux djihadistes, sont divisés vis-à-vis de Bagdad.

Jusqu’où cette déflagration risque-t-elle de se propager ? Sans un coup d’arrêt franc et la reprise des initiatives, l’occupation de Fallouja, Ninive, une partie des provinces de Salaheddine et Al-Anbar, etc., continuera pour embrasser toute la zone sunnite, jusqu’aux portes de Bagdad. D’ores et déjà l’armée irakienne est appelée à se restructurer sérieusement. La fidélité de ses chefs est ébranlée, et dans la foulée la crédibilité même de leur commandement. Les partis traditionnels sunnites ne sortiront pas indemnes. Sans une initiative internationale avec une participation effective des pays voisins, le pays restera dans l’œil du cyclone, particulièrement si l’espace parcouru par les combattants djihadistes est maintenu dans son étendu, de la Syrie à l’Irak.

Hosham Dawod, anthropologue au CNRS basé en Irak et responsable du programme scientifique Crises des sociétés, crises d’Etats à la Fondation Maison des sciences de l’homme.

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