L'Irak, un enjeu stratégique dans le duel entre Téhéran et Washington

Hosham Dawod est chercheur à l'Institut interdisciplinaire d'anthropologie du contemporain (LE MONDE, 30/05/06):

L'Iran cherche-t-il à influencer la tournure des événements à Bagdad ? La réponse est multiple et enracinée dans l'histoire de la région comme dans l'actualité.

Schématiquement, la République islamique d'Iran poursuit quatre objectifs stratégiques majeurs en Irak : un objectif de nature spirituelle, propre au monde chiite ; un d'ordre géostratégique de puissance et de domination au Moyen-Orient ; un objectif politique qui reviendrait à montrer à l'extérieur que l'Iran est ouvert au principe de discussions pragmatiques avec Washington et le monde occidental ; et, enfin, un objectif militaire.

Longtemps l'Iran s'est considéré comme la capitale politique et spirituelle du monde chiite, sans jamais vraiment réussir à s'imposer comme le lieu consacré du chiisme mondial. En effet, le centre spirituel sacré de Nadjaf en Irak et sa hawza, autrement dit l'ensemble de ses séminaires religieux, demeurent un obstacle de taille. La terre irakienne de Kerbala reste le lieu originel où l'imaginaire chiite produit ses symboles "martyrologiques". Selon la théologie chiite, Koufa, autre ville irakienne près de Nadjaf, constitue une référence symbolique majeure, car c'est dans cette ville que l'imam caché, Al-Mahdi, devrait réapparaître au jour du salut.

S'il est vrai que, sous Saddam Hussein, Nadjaf a décliné - les esprits les plus brillants ayant déserté ses écoles religieuses quand ils n'étaient pas tout simplement assassinés -, la ville de Qom, sa concurrente en Iran, n'a pas eu suffisamment de temps pour s'imposer aux yeux d'une "internationale chiite" qui compte 12 % à 15 % du 1,3 milliard de musulmans de la planète. Mille ans d'histoire et de rayonnement de Nadjaf restent ancrés dans la mémoire et l'imaginaire du chiisme mondial.

La volonté des religieux iraniens, ou d'autres chefs religieux chiites à travers le monde (comme le grand ayatollah Fadhlallah au Liban), de peser sur le devenir des lieux saints chiites en Irak reste essentielle et intimement liée à la légitimité théologique et politique de la République islamique d'Iran.

Il y a, en second lieu, un facteur géopolitique à ne pas négliger. Depuis les années 1920, époque à laquelle l'Iran a officiellement annexé le Khouzistan, région pétrolifère vitale et peuplée en majorité d'Arabes et non de Perses, celle-ci représente une part très importante de l'économie iranienne, mais aussi une source d'inquiétude permanente pour Téhéran. Le Khouzistan, sa capitale Ahvâz et d'autres villes n'ont cessé d'affirmer leurs particularités ethnico-culturelles. Il y a eu des périodes au cours desquelles les revendications d'autonomie, voire d'indépendance, s'affirmaient, d'autres où elles s'affaiblissaient. Mais, ici comme ailleurs, le particularisme ne s'efface jamais définitivement.

Les relations entre tribus arabes du sud de l'Irak et celles du Khouzistan frontalier, où l'on parle des dialectes quasi identiques, restent très fortes. Voilà pourquoi une stabilisation par trop incertaine de l'Irak, avec un éventuel système fédéral ou décentralisé, peut encourager les revendications des Arabes iraniens et des autres groupes ethniques non dominants (Kurdes, Azéris, Baloutches, Turkmènes et autres). Cela explique les multiples voyages effectués dernièrement dans cette région par certains responsables iraniens, notamment (fait très rare) le déplacement du Guide suprême, l'ayatollah Ali Khamenei, au Khouzistan en février, au cours duquel il prononça un vibrant discours en langue arabe et loua le patriotisme iranien de la population arabe locale. Un fédéralisme du sud de l'Irak - où les chiites dominent - qui ne serait pas influencé par Téhéran serait, pour l'Iran, une très mauvaise solution.

En troisième lieu, il y a le rôle régional de l'Iran. Naguère puissance reconnue, l'enfant chéri de l'Occident est devenu, sous Khomeyni, son enfant terrible. La République islamique observe avec inquiétude la façon dont, depuis quelques années, l'Amérique l'encercle : elle s'est installée à ses frontières orientales, en Afghanistan, puis à ses frontières occidentales en Irak, tout en préservant une alliance stratégique avec la Turquie et le Pakistan.

Faute de pouvoir faire face militairement aux Américains, Téhéran a donc opté pour une logique d'endiguement via le sud du pays, la partie chiite de l'Irak. Capable tout à la fois de compliquer la tâche des Américains, ou de la faciliter en l'aidant à relancer le processus de la reconstruction du pays, la République islamique est devenue incontournable. Elle souhaite faire accepter son retour comme acteur régional essentiel. Pour cela, elle cherche à monnayer une normalisation de l'Irak, qui est déjà sous "tutelle" politique chiite, contre une éventuelle bombe nucléaire à Téhéran et une domination stratégique dans la région. Personne aux Etats-Unis, démocrate ou républicain, ne peut accepter cette éventualité. La crise irano-occidentale autour du dossier nucléaire est donc majeure et elle n'en est encore qu'à ses prémices.

Sur l'opportunité d'un dialogue avec Téhéran, les opinions divergent outre-Atlantique. Mais disons les choses clairement : il est impossible pour Washington de mettre en oeuvre une stratégie réalisable contre l'Iran sans, d'abord, stabiliser l'Irak. Mais comment ? Et avec qui ?

Il y a trois ans, c'est surtout l'Iran qui se sentait encerclé par les Américains. Aujourd'hui ce sont les Américains qui sont "encerclés" en Irak. Une attaque aérienne contre l'Iran - qui pourrait être envisagée pour l'empêcher d'avancer dans son projet nucléaire - ne peut se concevoir qu'en cas de retrait significatif américain d'Irak. Tant que l'Amérique est enlisée, l'Iran est à l'abri de toute menace crédible.

D'où la faveur avec laquelle certains Iraniens envisagent le dialogue et la recherche d'une solution médiane avec Washington. Ils pourraient ainsi préserver leurs intérêts stratégiques nationaux et légitimer leurs atouts en Irak.