L’Iran et la Turquie, deux lions qui se toisent sans se battre

Depuis la Révolution islamique de 1979, les relations entre Téhéran et Riyad ont été marquées par de nombreuses tensions. Certes, il y a eu quelques tentatives de rapprochement, mais elles sont restées sans lendemain. Après l’intervention américaine en Irak, le renversement de Saddam Hussein et la prise du pouvoir à Bagdad par un gouvernement à dominance chiite, les relations entre la République islamique d’Iran et le Royaume saoudien se sont très nettement détériorées. Dès lors, la rivalité entre les deux pays s’est transformée en une sorte de guerre froide. Avec les Printemps arabes, cette guerre froide va atteindre son paroxysme, les deux Etats se livrant une lutte d’influence sur la plupart des théâtres de conflits du Moyen-Orient, de Bahreïn au Liban en passant par l’Irak, la Syrie, la Palestine et, dernièrement, par le Yémen. Depuis, les Etats tiers et de nombreux observateurs de la politique régionale ont pris l’habitude de mettre en parallèle les deux Etats: l’un considéré comme le principal pôle du sunnisme et l’autre le leader du monde chiite. Cette vision est confortée aussi par le fait que les deux pouvoirs en place ont chacun à sa manière une dimension religieuse et tous deux fondent leur système juridique sur la charia.

Pourtant, au-delà de cet instantané, parler d’un tandem Iran-Arabie saoudite, comme on évoque sous d’autres cieux le couple Brésil-Argentine, ne fait pas vraiment sens. En réalité, tout sépare ces deux pays: leur trajectoire historique, leur situation démographique, leur identité culturelle et surtout religieuse, car il existe une aversion anti-chiite chez les wahhabites que l’on ne retrouve nulle part ailleurs dans le monde sunnite.

Au Moyen-Orient, s’il est deux pays dont la mise en parallèle peut faire sens, ce ne sont certainement pas l’Arabie saoudite et l’Iran, mais l’Iran et la Turquie. En effet, ces deux pays voisins sont tous deux issus de deux empires rivaux, qui depuis le XVIe siècle se connaissent, se sont combattus souvent mais sont aussi parvenus à trouver des terrains d’entente. Ainsi, ce sont les deux premiers pays musulmans à avoir délimité leurs frontières par un traité, le traité de Zohab, signé en 1639. Au XXe siècle, les deux pays ont aussi connu un développement politique semblable: la révolution constitutionnelle en Perse en 1906, comme la révolution jeune-turque de 1908, a contribué à transformer la scène politique des deux pays. Il y a aussi une similitude entre les programmes de modernisation des deux Etats mis en place après la Grande Guerre. La République de Turquie, dès sa fondation par Atatürk en 1923, a entrepris une politique de modernisation autoritaire dont Reza Shah, dès l’établissement de la dynastie Pahlavi fin 1925, va beaucoup s’inspirer. A partir des années 1950 et jusqu’à la Révolution islamique, Ankara et Téhéran vont, au sein des pactes de Bagdad et de Cento, très étroitement collaborer.

A la suite du renversement de la monarchie iranienne et de l’instauration de la République islamique, les relations entre les deux pays vont connaître une période de turbulences marquée par beaucoup d’incidents. Durant de nombreuses années, la coexistence entre la république laïque turque et le régime islamique ne fut pas aisée, mais les deux Etats évitèrent la rupture et développèrent même leurs échanges commerciaux. Avec l’arrivée au pouvoir à Ankara de l’AKP en 2002, les relations bilatérales vont se détendre. Les visites officielles se multiplient, la collaboration dans le domaine énergétique se confirme, les échanges économiques connaissent un boom sans précédent. En 2010, les ministres des Affaires étrangères iranien, turc et brésilien tentent de trouver une issue à la crise du nucléaire iranien. Même si cette tentative n’aboutit pas, elle confirme néanmoins le climat de confiance politique qui règne désormais entre les deux voisins.

Malheureusement, cette nouvelle étape est de courte durée. Le déclenchement du Printemps arabe et surtout la guerre civile syrienne vont à nouveau altérer les rapports politiques entre les deux pays. Téhéran, fidèle à son alliance de longue date avec Damas, va s’engager dans un soutien tous azimuts au régime de Bachar el-Assad, tandis qu’Ankara prend fait et cause pour l’opposition syrienne et se rapproche de l’Arabie saoudite et du Qatar, qui soutiennent les islamistes sunnites. Après son élection à l’été 2013 à la présidence de la République islamique, Hassan Rohani va entreprendre d’apaiser les relations bilatérales fortement dégradées entre l’Iran et la Turquie. La signature de l’accord intermédiaire de Genève sur le nucléaire en novembre 2013 et la présence croissante en Syrie de groupes radicaux menaçant la sécurité de la Turquie ouvrent des opportunités de rapprochement. Rohani effectue un déplacement historique à Ankara en juin 2014. De nombreux accords économiques et énergétiques sont conclus à cette occasion, avec des objectifs très ambitieux. L’élection à la présidence turque de Recep Tayyip Erdogan en août 2014 est bien accueillie par le gouvernement iranien. La coopération – surtout économique et énergétique – semble prendre le pas sur la rivalité dans les relations complexes qu’entretiennent Ankara et Téhéran, même si les importantes questions de l’Irak, de la Syrie, du Yémen et, plus largement, vu d’Ankara, des ambitions régionales de l’Iran continuent de peser sur leurs rapports. Ce qui conduira le président Erdogan, fin mars 2015, à accuser l’Iran de vouloir dominer la région.

Si les deux pays continuent à mutuellement critiquer leur politique régionale respective, ils maintiennent des contacts de très haut niveau. C’est ainsi que, le 7 avril dernier, le président Erdogan a entrepris un voyage officiel à Téhéran, où il a été reçu avec un faste inhabituel. A l’issue de cette visite, les deux pays ont décidé d’amplifier leurs échanges économiques et de travailler à trouver une issue à la crise du Yémen.

Comment expliquer cette situation apparemment contradictoire?

Les deux anciens empires savent bien que, depuis la fin de la Première Guerre mondiale, aucun conflit armé ne les a opposés. Le tracé de leurs frontières n’a pas été modifié depuis bientôt un siècle. Conscients de ce bien commun, les deux pays ont jusqu’à présent fait preuve de prudence et de retenue pour éviter que les tensions ne dégénèrent en conflit ouvert.

Par ailleurs, il y a une véritable complémentarité économique et géopolitique entre les deux Etats. L’Iran qui possède d’importantes réserves de gaz et de pétrole fournit à la Turquie l’énergie dont elle a besoin pour sa propre consommation et pour faire de son territoire un espace de transit énergétique entre l’Europe et l’Asie. De plus, l’Iran est très demandeur des produits agricoles et industriels de la Turquie. En ce qui concerne les aspects géostratégiques, la Turquie offre à l’Iran des routes de transit vers l’Europe tandis que le territoire iranien permet à la Turquie d’accéder au Caucase et à l’Asie centrale.

Enfin, ces deux «poids lourds» de la région, avec chacun environ 80 millions d’habitants, sont conscients qu’en tant qu’Etats non arabes au Moyen-Orient, ils ont intérêt à trouver toujours des terrains d’entente et que la poursuite de leur dialogue est un facteur d’apaisement dans une région qui en a un grand besoin.

Mohammad-Reza Djalili, historien et politologue professeur émérite au Graduate Institute Geneva

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *