L'Iran suspendu à la politique de Hassan Rohani

Si l'Iran avait bénéficié d'une gestion convenable, il est probable que les sanctions internationales n'auraient eu que peu d'effet. Or, depuis la révolution et la fin de la guerre contre l'Irak, l'économie iranienne n'a jamais connu de véritable rationalité. La privatisation, sans cesse annoncée, des fondations charitables (bonyad) qui ont fait main basse sur la richesse nationale n'a pas encore vu le jour. Une déficience chronique aggravée par l'absence de gestion de l'ancien président Mahmoud Ahmadinejad et de son équipe. Cette dernière a fait se contracter l'activité en la réduisant à une économie rentière patrimoniale toujours fondée sur le revenu des hydrocarbures partiellement redistribué sous forme de prébendes aux Iraniens les plus défavorisés.

De ce fait, certaines régions connaissent un processus de désindustrialisation. Par ailleurs, une large part du secteur technologique de pointe a été accaparée par les gardiens de la révolution, dont les compétences gestionnaires sont proches de celles d'un Ahmadinejad. Les sanctions ont donc mordu dans un terrain propice. L'inflation est reconnue à 40 % sur l'année. Mais elle a atteint 5 % pour le seul mois d'août. Nombreux sont les indicateurs qui, dans tous les domaines, suggèrent l'ampleur de l'aggravation.

Certes on trouve de tout dans les rares supermarchés de Téhéran. Mais l'envol des prix des denrées alimentaires freine la consommation. Les moindres fournitures scolaires sont devenues hors de portée : la trousse d'écolier la plus simple vaut 30 000 rials (7 euros). Un stylo à plume de bonne marque se vend à un million de rials et plus. Les médicaments spécialisés, trop chers, font défaut.

UNE AMBIANCE DEVENUE PARADOXALEMENT MOINS LOURDE

Ne disposant que de quantités limitées de carburant, les stations d'essence ouvrent et ferment à heure fixe. Les automobilistes viennent longtemps à l'avance et créent ainsi de longues files d'attente qui débordent sur les avenues, aggravant les embouteillages. Les pièces détachées font l'objet d'un marché particulier, d'autant plus que les voitures étrangères sont inabordables, y compris les modèles indiens et chinois. La situation de l'aviation civile intérieure est effroyable. Officiellement, 60 % du parc national est cloué au sol.

La principale nouveauté vient de la prolifération des banques privées. Elles poussent comme des champignons, les unes à côté des autres, en raison de l'inflation et des efforts pour s'arranger avec les sanctions qui frappent les grandes banques d'Etat. Une économie parallèle se développe dans une totale anarchie.

On n'en finirait plus d'égrener ce triste chapelet de maux ordinaires. Pas si triste que cela, cependant. Dans cette situation difficile, l'ambiance est paradoxalement devenue moins lourde. Une détente s'est produite, immédiatement palpable. En effet les patibulaires bassidji, miliciens chargés de la répression politique dure et de l'intimidation, n'exhibent plus leurs épaules de catcheurs dans les lieux publics. La police religieuse ne traque plus les jeunes femmes "indécentes", c'est-à-dire mal voilées. Cet énorme appareil oppressif n'a pas disparu. Toutefois, le nouveau président apporte une bouffée d'oxygène. Chacun s'exprime à nouveau et renoue avec l'exubérance du tempérament culturel perse, le goût de la critique et l'amour de l'interminable discussion.

Invérifiables, plus ou moins fondées, rumeurs et rancoeurs vont bon train. 1 % de la population se serait immensément enrichie. Sur la mer Caspienne, des villas-palais se seraient édifiées. Fantasme ? Reste que la construction de résidences de luxe sur les contreforts montagneux qui enserrent Téhéran est bien visible. Cette scandaleuse évidence nourrit un ressentiment profond pour ces familles qui ne parviennent plus ni à acheter ni à louer en ville, où le prix du mètre carré s'est envolé.

RESSENTIMENT DE LA BOURGEOISIE IRANIENNE ENVERS LA TURQUIE

Combinée au nationalisme, la frustration économique engendre des mentalités parfois inquiétantes qui frisent la xénophobie. Ainsi en va-t-il des réfugiés afghans, dont beaucoup sont entrés clandestinement. Comme ils acceptent de très bas salaires, ils se voient accusés de prendre le travail des ouvriers iraniens. Cette hostilité se traduit par une récente législation qui leur interdit de faire venir leur famille, de mettre leurs enfants à l'école et de se marier avec une Iranienne. C'est aussi avec ressentiment que la bourgeoisie iranienne considère la Turquie qui, à ses yeux, a prospéré en tirant parti du déclin économique lié à l'isolement et aux sanctions.

Cependant les classes moyennes et les bazaari (les marchands des bazars), qui, à plusieurs reprises ces dernières années, ont mené victorieusement des grèves très dures contre les tentatives de taxation du gouvernement précédent, n'ont aucun goût pour la révolution. Entre le populisme d'Ahmadinejad et la stratocratie des pasdarans, le président Hassan Rohani cristallise les aspirations de tous ceux qui cherchent à renouer durablement avec la prospérité en créant ce que j'appelerais une "économie islamique de marché". C'est pourquoi tout engagement militaire excessif rencontre une opposition profonde.

Les nouveaux dirigeants sont loin d'être inconditionnellement solidaires du président syrien, Bachar Al-Assad. Ils se gardent bien, derrière des déclarations de principe, d'inciter Damas à la confrontation avec les Etats occidentaux et surtout avec la toute proche Turquie. L'accusation lancée publiquement par l'ancien président Hachemi Rafsandjani contre Bachar Al-Assad, qui "a utilisé des armes de destruction massive contre son peuple", n'arrivait pas par hasard, en dépit des démentis empressés. Or M. Rafsandjani, au purgatoire pendant quatre ans après les élections de 2009, a été remis sur le devant de la scène par le guide suprême, Ali Khamenei, en tant que président du conseil des experts responsables de la désignation de la succession de ce dernier. Son fils aîné, emprisonné en 2010, brigue aujourd'hui la mairie de Téhéran.

LE DIALOGUE AVEC LES ETATS-UNIS DEVENU UNE PRIORITÉ

L'Iran n'est pas davantage disposé à suivre inconditionnellement la politique russe. Cette volonté a été indiquée à Vladimir Poutine lors du sommet – trop peu remarqué – de l'Organisation de coopération de Shanghaï le 5 septembre, durant laquelle le président Rohani s'est aussi entretenu avec son homologue chinois Xi Jinping.

Le sens égoïste et pragmatique de l'intérêt national conduit donc à une réorientation spectaculaire de la diplomatie, soutenue officiellement par Ali Khamenei, qui parle pour la première fois de la "flexibilité du lutteur iranien" en établissant de nouvelles priorités et un calendrier serré afin d'aboutir sans plus d'atermoiements. Cette orientation fondamentale repose sur une volonté d'apaisement des tensions régionales, y compris en tenant un discours raisonnable sur la question de l'Holocauste à travers les messages envoyés aux parlementaires américains.

C'est dire que le dialogue avec les Etats-Unis est devenu une priorité. L'entrevue avec le président Hollande constitue une première étape d'intenses consultations bilatérales, tandis que de son côté le ministre des affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, conduit en parallèle la relance de la négociation sur le dossier nucléaire avec les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et l'Allemagne.

L'Iran se trouve aujourd'hui comme en suspens. Cette situation indéfiniment reconduite suggère une résignation proche du fatalisme, ce qui dissimule de plus en plus mal l'usure de la patience. Un échec du président Rohani à l'intérieur comme à l'extérieur aurait de très graves conséquences. Sans doute parce que la force des choses, à un moment donné, toujours imprévisible, décide brutalement du changement en l'imposant aux hommes qui n'ont pas su le mettre en oeuvre à temps.

Par François Géré, président de l'Institut français d'analyse stratégique.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *