L'Italie face à ses deux populismes

La principale leçon des résultats des élections législatives en Italie tient à la victoire de deux formes particulières de populisme menées par Silvio Berlusconi et l'ancien comique Beppe Grillo. On pourrait croire que ces deux figures sont en quelque sorte les deux faces d'une même médaille : deux personnalités "antipolitiques" rejetant les procédures traditionnelles de la démocratie.

L'un a profité du pouvoir pour voter des lois destinées à sauver son empire médiatique, l'autre a jeté l'anathème sur le système politique lors de son "Tsunami Tour" où il s'en est pris à tous les responsables avec des accents dignes d'un Savonarole postmoderne, les jugeant "tous corrompus".

L'un comme l'autre se présentent en recours providentiel contre les vieux démons du parlementarisme, à tel point que leurs adversaires ont évoqué la naissance d'un nouveau monstre, le " Grillosconi", fruit d'une époque hyperindividualiste, "postpolitique", où le culte du chef de l'ancienne tradition autoritaire a fait place à une puissante exaltation du Moi. Bref, deux imposteurs par temps de rigueur.

Cette proximité est en fait superficielle. Deux formes de populisme différentes se sont exprimées. La première, incarnée par la démagogie fiscale du Cavaliere, aura réussi à regagner le coeur d'une partie des Italiens.

Celui qu'on tenait pour politiquement mort en 2012 est revenu en force sur la scène médiatique, marginalisant de ce fait au centre droit Mario Monti, et permettant au Peuple de la liberté (PDL), le parti de Berlusconi, d'éviter le désastre programmé. Même s'il est en net recul par rapport aux élections de 2008, le PDL est parvenu à se maintenir parmi les trois premières coalitions du pays, ce qui était loin d'être évident.

POPULISME DE LA PEUR

Le programme du "moins d'impôt" continue à séduire un pays où plus de 80 % de la population est propriétaire de sa résidence principale. Pourtant le populisme de Berlusconi s'inscrit dans la lignée de tous ceux qui se sont développés jusqu'à présent sur le Vieux Continent à la faveur de la crise des subprimes.

Il se présente, avec celui de ses alliés de la Ligue du Nord, avant tout comme une expression de la peur : peur de l'Etat et des impôts, peur du déclassement social, peur de la mondialisation financière, peur de l'immigré. C'est ce populisme de la peur qui s'est aussi exprimé en France dans les zones périurbaines à l'occasion de la présidentielle de 2012 avec le vote Marine Le Pen.

Ce populisme classique est désormais concurrencé par un autre populisme, celui du Mouvement 5 Etoiles (M5S) de Beppe Grillo. Ce dernier joue sur le registre de l'indignation et de la révolte. En exploitant le ras-le-bol d'une partie des électeurs contre le système dans son ensemble, le mouvement de Grillo est un ovni politique qui a pu séduire à gauche comme à droite, notamment chez les jeunes de 30-40 ans, la fameuse "génération perdue".

Il a récupéré une partie de ceux qui, dans le Nord, criaient jadis avec la Ligue d'Umberto Bossi contre "Rome la voleuse", tout en captant aussi les révoltés du Sud contre la corruption et la Mafia.

Bien plus inventif que le procureur antimafia Antonio Ingroia, dont le mouvement "révolution civile" était marqué par la logorrhée de l'extrême gauche, Beppe Grillo a rassemblé les déçus de tous bords en jouant à la fois de l'ultramodernité de la Toile et de l'ultraproximité des meetings de rue. Sa formation – il refuse le terme de parti – joue sur un mélange de poujadisme protestataire et de "gauchisme participatif".

Le vote Grillo est un vote ouvertement populiste. "Oui nous sommes populistes, faites-le savoir", proclamait le comique dans ses réunions publiques. Mais il se réclame aussi d'une nouvelle forme de démocratie, plus "horizontale", plus participative ; ce n'est pas un populisme de l'enfermement sur soi, mais une demande ambiguë vers plus de citoyenneté, un cri de la piazza contre le palazzo, pour reprendre l'opposition séculaire décrite par Francesco Guicciardini (1483-1540) à la Renaissance.

MÉTAMORPHOSE DE L'INDIGNATION STÉRILE

Après les explosions de rue en Grèce, au Portugal et en Espagne, la Péninsule vient de franchir un pas supplémentaire dans la protestation en permettant au M5S de devenir la formation-clé du futur Parlement.

En effet, à la différence des Indignados espagnols ou portugais, le sacre de Beppe Grillo peut traduire la métamorphose de l'indignation stérile en une protestation politique concrète.

Cette victoire incommode, mais prévisible quelques semaines avant le scrutin, témoigne de l'existence d'une nouvelle forme de "populisme de la rage" qui peut se diffuser en Europe si on admet que la Péninsule est une sorte de laboratoire politique.

Ainsi, au Portugal, deux comédiens professionnels, les frères Duarte, ont déjà constitué un groupe parmi les plus populaires du pays, les Homes da luta ("hommes de la lutte"), et ils envisagent de le transformer en mouvement politique. Ce comique de lutte, très années 1970, se réclame du M5S de Beppe Grillo.

La vraie difficulté avec ce mouvement qui se prétend un non-parti avec un non-programme est de comprendre comment fonctionnera cette plate-forme où la base semble plus responsable que son gourou, mais où les apparences de "démocratie horizontale" cachent, comme souvent, une véritable concentration du pouvoir.

En l'absence de procédures claires, tout repose dans les mains de Beppe Grillo et de son éminence grise, l'énigmatique Gianroberto Casaleggio, ancien cadre informatique devenu un expert des réseaux sociaux, une sorte de Julian Assange italien.

Ces deux grands prêtres de la nouvelle église digitale du M5S ont-ils l'ambition de participer à l'avenir du pays ou préfèrent-ils "influencer le monde sans prendre le pouvoir", pour parler comme John Holloway, le théoricien altermondialiste ?

BEPPE GRILLO : "FAIRE SAUTER LA BANQUE"

Si, depuis les élections, la base du M5S demande à Beppe Grillo de prendre ses responsabilités, ce dernier semble tenter de se réfugier dans le registre de la pure et simple démagogie, se contentant de vouloir "faire sauter la banque", selon son expression, de peur de se brûler à l'expérience du pouvoir. Peut-être n'avait-il pas anticipé un tel succès.

Que va faire maintenant la centaine de députés portés par ce mouvement protestataire ? C'est la grande inconnue qui sera déterminante pour l'avenir du pays dans les prochaines semaines.

Vont-ils suivre comme un seul homme les caprices du chef ou, comme cela s'est souvent fait en Italie, vont-ils prendre leurs distances avec un homme qui est par ailleurs absent de l'arène parlementaire, Grillo n'étant pas candidat ?

La ductilité du jeu politique transalpin a souvent su transformer la tragédie en farce grâce au classique transformisme parlementaire.

Pour paraphraser le mot de Mirabeau, qui disait que des jacobins ministres ne seraient pas nécessairement des ministres jacobins, il n'est pas sûr que les "grillistes" députés soient des députés "grillistes".

D'autant que, parmi les électeurs et la centaine d'élus de Grillo, beaucoup ont fait des études, parfois brillantes, et ils sont juste inexpérimentés en politique. Combien envisageront d'appuyer le Parti démocrate (PD) comme ils le font déjà partiellement en Sicile ?

C'est le pari de Pier Luigi Bersani, le leader du PD, qui vient de leur tendre la main pour éviter le piège tendu par Berlusconi d'une grande coalition à l'allemande.

Reste à comprendre comment ce populisme de la protestation a réussi à s'imposer dans un pays qui a une dette colossale, ce qui aurait dû plutôt conduire les électeurs à un vote très prudent.

En réalité, les principaux thèmes de la campagne n'ont pas porté, comme en France, sur les questions économiques mais sur les questions éthiques.

On peut s'en étonner en période de crise, mais il n'y a là qu'un paradoxe apparent : un électorat qui subit depuis plus d'un an la purge de Mario Monti n'a plus peur de la rigueur.

L'ÉCONOMIE, UNE PLACE MARGINALE DANS LA CAMPAGNE

L'être humain est ainsi fait : il craint ce qui le menace, non ce qu'il supporte. Aussi les électeurs se sont-ils surtout focalisés sur l'honnêteté des élites qui leur imposaient de tels sacrifices.

Voilà pourquoi les questions économiques auront finalement occupé une place marginale durant la campagne. L'Italien de la rue a d'abord voulu exprimer sa colère contre un système qu'il juge au mieux inefficace.

Les thèmes de la légalité, ou plutôt de la corruption, ont-ils dominé ces élections, marginalisant les arguments des experts, en premier lieu ceux de Mario Monti. Ce dernier aura été aussi aveugle que Necker en 1789.

Excellent technicien, il n'a pas vu que, derrière la question de la dette, s'est profilée une crise politique bien plus grave à laquelle il n'a pas su apporter de réponse.

Le succès de Beppe Grillo aura peut-être eu le mérite d'ouvrir les yeux des experts européens sur les limites des politiques d'usuriers qui corrodent, comme dans les années 1930, la démocratie parlementaire.

En refusant de faire payer aux peuples la crise des dettes souveraines - qui est d'abord la conséquence des folies de la finance -, le populisme de la protestation se montre beaucoup plus incisif que celui de la peur. Et les principaux politiques européens l'ont bien compris.

Ce sera peut-être l'ultime paradoxe de Beppe Grillo. L'ancien comique pourrait être celui qui conduira à une remise en cause en Europe des politiques d'austérité. A moins que son refus de faire de la politique ne le transforme en un nouvel ange de l'Apocalypse.

Jacques de Saint Victor, historien.

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