L'Occident inepte face à la crise ukrainienne

Notre propos n'est pas ici d'évoquer la tragédie du peuple ukrainien, qui lutte seul pour s'arracher à l'orbite mortifère de son voisin plus fort et acharné à sa perte. C'est un autre spectacle affligeant qui nous inspire ces réflexions amères. Celui de l'Europe et des Etats-Unis tétanisés devant Vladimir Poutine comme un lapin face à un boa. Que nous apprennent en effet la crise ukrainienne et la longue complaisance dont les Occidentaux ont fait preuve à l'égard de l'autocrate russe ?

D'abord que nous avons perdu le sens moral. La vénalité encouragée par le Kremlin au sein de nos élites porte ses fruits aujourd'hui : l'argent russe empêche les Européens d'agir, il empêche même la cristallisation d'une perception claire de la politique russe. Les réseaux de désinformation russes enfument littéralement le monde entier. M. Poutine ment depuis des mois, et nul ne semble choqué des affabulations grotesques dont nous régale le Kremlin. Les hommes verts en Crimée ont acheté leurs armes au supermarché du coin. Bien sûr il n'est pas question d'annexer la Crimée. Les soldats russes en Ukraine ? Ils se sont égarés par hasard. Pardon, ils sont en vacances et ont choisi de bronzer à Novoazovsk. Nous nous laissons mentir en pleine figure et comme nous sommes lâches nous en redemandons. Mme Merkel téléphone et réclame à M. Poutine des explications sur la présence de commandos russes sur le territoire ukrainien.

Comme la morale appuie l'intelligence, il n'est pas étonnant que la dégénérescence du sens moral entraîne la confusion mentale. Le premier indice est que nous ne réalisons même pas le danger dans lequel nous sommes face à un dictateur ivre de puissance équipé de l'arme nucléaire. Nos nouvelles abondent de frivolités diverses qui éclipsent largement le drame ukrainien. Quand il est question de l'Ukraine, on s'empresse de donner la parole aux poutiniens de service et de les opposer à ceux qui essaient d'expliquer ce qui se passe sur le terrain, comme si le point de vue de propagandistes était équivalent à celui de témoins. Tout cela contribue à entretenir une confusion dans les esprits qui ne bénéficie qu'au Kremlin, puisqu'elle aboutit à une paralysie de la volonté.

Pis encore, il semble que nous ayons perdu jusqu'à l'instinct de conservation. Car comment expliquer autrement que la France fournisse des Mistral équipés d'une technologie de pointe à la Russie alors que pour la deuxième fois celle-ci est en train de déchiqueter un pays coupable de vouloir être libre, M. Poutine ne cachant même plus son intention de créer un Etat à l'est de l'Ukraine ? La signature de ce contrat après l'agression russe contre la Géorgie était déjà scandaleuse. La crise ukrainienne d'aujourd'hui est le résultat de notre fatale indifférence aux événements d'août 2008, de notre aveuglement volontaire face à tous les symptômes inquiétants que présentait la Russie poutinienne depuis le début. Imagine-t-on qu'en 1938, après l'annexion des Sudètes, la France ait vendu des bombardiers de dernière génération à Hitler et formé les officiers de la Luftwaffe ? On peut trouver des excuses à la lâcheté, mais quand on passe à la complicité active avec l'agression il s'agit d'autre chose. N'oublions pas qu'au moment où des soldats russes envahissent l'Ukraine des marins russes reçoivent un entraînement en France. L'affaire des Mistral restera sans doute dans l'histoire comme un exemple cruel du somnambulisme de nos dirigeants postmodernes.

DES MESURES ABSURDES

Ce qui frappe dans l'enchaînement des événements de ces derniers mois, c'est l'extraordinaire crescendo à la fois dans les coups de force, la légifération et les propos du Kremlin, en politique extérieure et en politique intérieure. On a l'impression que la machine s'emballe. M. Poutine n'a pas fini de régler ses comptes à l‘'Ukraine que déjà il laisse entendre que l'est le prochain au menu : le 29 août il félicite le président Nazarbaïev d'« avoir créé un Etat là où il n'y en avait jamais eu » – propos qui suscita une vive réaction au Kazakhstan, et non sans raison, quand on se souvient que Poutine a nié l'existence de la nation ukrainienne pour justifier son agression contre Kiev.

Chaque jour, la Douma vote des mesures absurdes, et les propositions les plus délirantes sont examinées quotidiennement. Les députés cherchent fiévreusement à colmater les innombrables fissures par lesquelles pénètre la pernicieuse influence occidentale. C'est ainsi que les sous-vêtements en dentelle sont victimes d'un embargo, tandis que des patriotes particulièrement ardents préconisent d'interdire l'étude des langues étrangères pendant dix ans. La liste des traîtres et des « agents de l'étranger » ne cesse de s'allonger : aux citoyens titulaires d'une double nationalité viennent de s'ajouter les associations de mères de soldats. La Russie semble être aspirée dans une spirale autodestructrice. L'opposition, découragée par la passivité de l'Occident, incapable de résister à la surenchère nationaliste, assiste impuissante à la course au précipice.

La Russie nous tient paralysés parce qu'elle laisse entendre qu'elle est prête à faire n'importe quoi, qu'elle ne s'arrêtera devant rien. Au lieu de tenir tête à ce chantage, nos dirigeants occidentaux clament qu'ils excluent toute option militaire. Venue en Ukraine prétendument soutenir le président Porochenko, Angela Merkel a cru bon d'annoncer que l'Allemagne n'armerait pas l'Ukraine, ne financerait pas la reconstruction du Donbass et n'imposerait pas de sanctions dans l'immédiat. Le message a été compris par le président Poutine, qui a relancé l'offensive.

Il y a quelque chose de suicidaire dans l'ineptie occidentale. On dirait qu'émasculé par le politiquement correct le monde occidental éprouve une louche attraction pour la violence primitive qu'incarne l'autocratie russe. Incapable de distinguer le juste et l'injuste, le vrai et le faux, il est aspiré par l'univers de force nue incarné par Vladimir Poutine et ses janissaires. L'indifférence au sort de l'Ukraine reflète l'oubli des vertus sur lesquelles s'était construite l'Europe.

Françoise Thom, Maître de conférences à Paris-IV - Sorbonne, auteure de «Beria, le Janus du Kremlin», Editions du Cerf, 2013.

Deja una respuesta

Tu dirección de correo electrónico no será publicada. Los campos obligatorios están marcados con *