L’Occident ne doit pas avoir peur de Moscou

Vladimir Poutine, le 18 mars, lors de la cérémonie de rattachement de la Crimée à la Russie, prononça un discours programmatique. La Russie, à la suite de la dissolution « juridiquement illégale » de l’URSS, serait devenue « le plus grand pays divisé au monde » et chercherait à restaurer l’unité du « monde russe ». Si d’aucuns avaient encore l’espoir que le Kremlin s’arrêterait avec la conquête de la Péninsule, les doutes n’étaient plus permis quant à la suite des événements. C’est alors sans surprise que « les forces prorusses » s’emparent des bâtiments publics dans les régions orientales de l’Ukraine.

Tactiquement, M. Poutine fait preuve d’une extraordinaire inventivité, revigorée par une approche cynique et décomplexée du droit international. Les traités n’existent que pour les autres, les principes de souveraineté et d’intégrité territoriale ne s’appliquent que pour défendre nos intérêts. « Les petits hommes verts » sans insignes militaires sont devenus plus redoutables que l’arsenal nucléaire, et Moscou mêle l’usage des mercenaires, des forces spéciales déguisées en milices, des hackers, la propagande et le chantage économique.

UN JEU ASYMÉTRIQUE GAGNÉ D’AVANCE

Moscou attire l’Ukraine dans un jeu asymétrique à plusieurs niveaux qui est gagné d’avance. Non seulement les actions russes à l’Est font oublier l’annexion de la Crimée, mais elles ne laissent que deux mauvaises options à Kiev : ne rien faire et exprimer son indignation sur la scène internationale, ou riposter comme le ferait n’importe quel Etat.

La première option pourrait attirer une plus grande sympathie à la cause ukrainienne, mais celle-ci ne servirait à rien contre la multiplication des foyers de déstabilisation à l’Est et au Sud, l’avancement des forces russes et le mécontentement des Ukrainiens qui ne toléreront pas un gouvernement inepte. Ils en ont connu plusieurs depuis l’indépendance. Cette option démontrerait aussi ce que Moscou cherche à révéler depuis la fuite de l’ex-président Ianoukovitch : le nouveau pouvoir à Kiev n’est pas capable d’assurer la stabilité et de garantir l’ordre. Le capital de sympathie s’épuisant face à l’inaptitude chronique du destinataire du sentiment, l’Occident pourrait céder aux sirènes défaitistes à la mode munichoise.

La reprise du contrôle des bâtiments officiels, y compris par le recours à la force, pourrait être qualifiée d’escalade militaire. Moscou prétexterait la défense des « compatriotes » ou du « monde russe », deux catégories qui autorisent un champ d’action quasi infini, et augmenterait la probabilité d’une intervention militaire. Cette option n’est peut-être pas la meilleure car M. Poutine finirait isolé sur la scène internationale et frappé par des sanctions sévères.

Mais à Moscou, nombreux sont ceux qui pensent que les amis occidentaux de l’Ukraine préfèrent toute autre option à celle de la guerre. Les Russes savent que, si l’Ukraine montre autant de retenue, c’est grâce à la pression de l’Ouest, et ceci malgré ce que clame leur propagande à l’attention du public russe et des idiots utiles à l’étranger.

Malgré nos menaces de sanctions, Moscou mise sur nos peurs et notre réflexe primordial de chercher un consensus. La Russie pense que, par crainte d’affrontement militaire de grande envergure, Bruxelles et Washington finiront par accepter la fédéralisation de l’Ukraine. Cela mènera au blocage des institutions, à l’alignement du pays sur le modèle bosniaque, ou, mieux, à sa transformation en un Etat failli qu’aucune alliance politique, économique ou militaire ne voudra accepter.

LA THÉORIE DES TORTS PARTAGÉS

Si toutefois l’Ukraine outrepassait les conseils et allait à l’épreuve de force, Moscou espère que les conséquences d’un tel affrontement pour lui ne seraient pas très différentes de celles de la guerre de 2008 en Géorgie. Fort de son expérience, le Kremlin a le droit d’escompter que, dans un pareil scénario, les voix s’élèveraient à l’Ouest pour blâmer les deux parties et ce serait déjà une victoire.

La théorie des torts partagés fournirait à tous ceux qui hésitent et ressentent l’inconfort dans le bras de fer avec la Russie, ainsi qu’à ceux qui veulent masquer leur incapacité, un alibi rassurant. En 2008, comme aujourd’hui, la Russie jouait un jeu gagné d’avance : ses troupes étaient déjà en Ossétie, ses habitants disposaient de passeports russes et les milices locales, équivalent des « groupes d’autodéfense » de Crimée ou de Donetsk, armées et financées par Moscou, avaient déjà déclenché des combats.

Il fallait du courage à la Géorgie pour se lancer dans une guerre perdue d’avance, mais dont l’objectif était de faire admettre à l’opinion mondiale qu’il s’agissait d’un conflit entre la Géorgie et la Russie et non d’une guerre civile contre une minorité rebelle. Les Géorgiens se sont battus non pour garder l’Ossétie, mais pour sauver Tbilissi, au risque de fournir l’alibi à tous ceux à l’Ouest qui voulaient se limiter aux simples critiques, même sévères, vis-à-vis de Moscou.

Le défi d’aujourd’hui est de ne pas mettre l’Ukraine devant un dilemme semblable et que son gouvernement ne soit pas obligé de se lancer dans la guerre à Donetsk pour sauver Kiev. L’abandon sans un coup de feu de la Crimée, après celui de l’arsenal nucléaire en 1994, n’a pas protégé le pays. L’Union européenne et les Etats-Unis ne devraient pas accepter les termes ou les concepts de référence que la Russie propose pour définir le conflit ukrainien.

Le régime russe pense qu’un certain niveau d’affrontement avec l’Occident est désormais nécessaire à sa propre survie, étant donné que son modèle politique – l’oligarchie kleptocrate centralisée – s’est épuisé. Nous devons avoir le courage de montrer au Kremlin que cette fuite en avant ne nous fait pas peur et que nous sommes prêts à payer un certain prix économique pour le leur faire comprendre.

Thorniké Gordadze et Thorniké Gordadze, Conseiller pédagogique « études et recherches » à l'Institut des hautes études de défense nationale.

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