L’ombre du terrorisme islamiste s’étend à l’Asie centrale

Bien que malmené militairement en Syrie-Irak, l’Etat islamique continue d’attirer les candidats au jihad d’Europe, d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Toutefois, numériquement parlant, le troisième contingent de combattants le plus important, est originaire de l’ex-URSS. L’Etat islamique, mais aussi le Front al-Nusra comptent dans leurs rangs plusieurs milliers de jihadistes centrasiatiques qui étaient jusqu’à présent plus attirés par l’Afghanistan et le Pakistan. Mais si le phénomène jihadiste est opaque en Europe, il l’est plus encore dans l’ex-URSS. Qu’en est-il réellement de la menace ? Celle-ci est-elle bien réelle ou est-ce un nouveau mythe, qui permet aux régimes autoritaires en place de renvoyer aux calendes grecques d’indispensables réformes politiques, et à la Russie d’avancer ses pions ? C’est un fait, de nombreux combattants centrasiatiques se trouvent sur le terrain jihadiste en Syrie et Irak. Les estimations varient de 2 000 à 4 000. Rien que dans la région d’Alep, la katiba Imam al-Buhari est composée de centaines de ressortissants ouzbeks, qui combattent les forces de Bachar al-Assad. Mais les Ouzbeks sont loin d’être les seuls à avoir répondu à l’appel du jihad. S’y trouvent aussi des Kazakhs, des Kirghiz, des Tadjiks et même des ressortissants du très isolé et fermé Turkménistan.

Difficile de dresser un profil type du combattant post-soviétique. On sait néanmoins que les premiers Centrasiatiques à avoir rejoint le jihad sont des jeunes ayant étudié l’islam quelques années auparavant dans le monde arabe. Depuis la dislocation de l’URSS, de prestigieux établissements islamiques saoudiens et syriens exercent une influence sur une jeunesse post-soviétique en quête de connaissances religieuses.

Toutefois, le principal terreau de recrutement de combattants centrasiatiques se trouve en Russie, où plusieurs millions de ressortissants d’Asie centrale sont à la recherche d’un maigre revenu, plus important que dans leur pays natal. Loin de chez eux, soumis à la marginalisation et au rejet par la société d’accueil, les jeunes Centrasiatiques deviennent plus perméables à la propagande jihadiste. Celle-ci est davantage le fait d’imams «iPod», pour reprendre l’expression du chercheur américain Peter Mandaville, sur Internet, que par des clercs classiques dans des mosquées de toute façon placées sous étroite surveillance. Les filières de recrutement caucasiennes écument également les chantiers de constructions en quête de recrues potentielles.

On trouve aussi une autre catégorie de combattants : des vétérans d’Afghanistan. Les talibans, qui piétinent contre les forces occidentales, afghanes ou pakistanaises, ne font pas le poids face à l’attrait qu’exerce le «califat». L’Etat islamique, manipulant avec dextérité les notions fondamentales et symboliques de la mouvance islamiste radicale, séduit par sa force et son ancrage territorial en Syrie et en Irak, et aussi depuis peu en Afghanistan même.

Les motivations des combattants ? Elles ne sont pas plus claires pour les Centrasiatiques que pour les jeunes Français. Le «califat» de l’Etat islamique gagne des batailles contre l’Occident et des régimes perçus comme attaquant l’islam. Il propose un ordre islamique, soumis à la loi de Dieu, particulièrement attrayant pour des jihadistes désillusionnés par l’autoritarisme, l’arbitraire et l’absence de redistribution économique dans leurs pays d’origine. Et il est plus facile et moins cher de se rendre en Syrie plutôt qu’en Afghanistan ou au Pakistan.

Aussi important qu’il soit, le phénomène jihadiste des jeunes Ouzbeks, Kazakhs, Tadjiks ou Kirghiz a très peu de chance de pouvoir renverser les régimes en place, si tel est son objectif. Marginal, ce phénomène concerne moins de 0,01 % de la population centrasiatique, et la plupart des expatriés du jihad n’auront certainement jamais la possibilité de rentrer au pays. Le phénomène est-il exagéré ? L’Asie centrale est une des régions les moins touchées par le terrorisme. Pourtant, les gouvernements locaux et la Russie multiplient déclarations alarmistes et décisions politiques musclées. L’arsenal sécuritaire s’étoffe au prétexte de lutter contre le jihadisme, tandis qu’aux pratiques répressives traditionnelles contre la mouvance islamiste radicale s’ajoute une emprise toujours plus grande de l’Etat sur les affaires religieuses.

Les régimes valorisent un islam voulu comme traditionnel, c’est-à-dire apolitique, identitaire et soumis à l’Etat, tout en encensant à l’occasion l’éloge des dirigeants locaux. Les imams, eux, sont des fonctionnaires dont les prêches sont strictement contrôlés, voire dictés, par les gouvernements. Les régimes ne bousculent les pratiques héritées de la période soviétique que pour faire de la religion un outil de contrôle social.

Sous le prétexte de lutter contre le jihadisme, les régimes centrasiatiques éliminent leurs derniers opposants politiques. Et si les pays membres de l’Union européenne et les Etats-Unis avaient un temps critiqué ces violations des principes démocratiques et des droits humains, la menace de l’Etat islamique brandie par les gouvernements locaux les rend aujourd’hui silencieux. Mieux, l’Europe et Washington collaborent avec ces régimes en matière de sécurité. Or, tandis que les dirigeants centrasiatiques éliminent leurs opposants, les réformes nécessaires pour sortir la région de ses difficultés économiques se font attendre. Elles pourraient bien remettre en cause les fondements de ces régimes.

Mais l’acteur bénéficiant le plus de cette rhétorique alarmiste est incontestablement le Kremlin. La Russie a été parmi les premières à s’inquiéter du phénomène jihadiste, et en a profité pour renforcer sa présence dans la région. Elle a augmenté son contingent militaire au Tadjikistan et au Kirghizistan. Dans l’ombre de son Union économique eurasienne (Russie, Biélorussie, Arménie, Kazakhstan, Kirghizistan) il y a un projet de task force chargée de surveiller les frontières, notamment celle du Tadjikistan, particulièrement poreuse et stratégique pour Moscou. La Russie se sert de la menace de l’Etat islamique pour tenter de maintenir son influence déclinante dans la région, alors que pousse à l’Est la nouvelle puissance dominante en Asie centrale : la Chine.

Baryam Balci, Chercheur au Ceri -Sciences-Po et Jérémie Berlioux, journaliste indépendant en Asie centrale, Caucase et Turquie.

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