L’opéra et le devenir de l’Europe

Al’occasion de la conférence du réseau Opera Europa qui s’est tenue à Vienne (Autriche) du 3 au 6 avril, José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, s’est adressé aux directeurs d’opéra européens : non seulement l’opéra a servi de ciment à l’identité européenne au cours des siècles, nous a-t-il dit, mais aujourd’hui l’Europe a besoin des artistes et des intellectuels pour l’aider à écrire une nouvelle page de son «histoire». Comment parvenir à dégager les grandes lignes d’un projet commun pour les décennies à venir ? Quelle peut être la contribution du monde de l’art, et de l’opéra en particulier ?

A vrai dire, les préoccupations des directeurs de festivals et d’opéra sont aujourd’hui essentiellement tournées sur les conséquences d’une crise dont l’ampleur est probablement beaucoup plus profonde que nous ne le reconnaissons. Aux aspects financiers et économiques s’ajoutent la rapide dégradation de l’environnement, ici les tensions sociales, ailleurs des guerres interminables, et une difficulté croissante à maîtriser le cours des choses.

Faut-il encore parler d’une «crise» dont l’issue permettrait éventuellement de revenir à une situation comparable à ce que nous avons connu précédemment ? Ou ne faudrait-il pas plutôt envisager une mutation plus profonde, avec tous les risques mais aussi toutes les opportunités à saisir en pareille circonstance ?

En Italie et dans plusieurs pays européens, des maisons d’opéra se trouvent au bord d’une faillite imminente. Les raisons ne sont pas uniquement à trouver dans les restrictions financières drastiques de ces dernières années, mais plus généralement dans une prise de conscience insuffisante des changements profonds que nous connaissons : «maintenir les choses en l’état» n’a plus de sens aujourd’hui ! C’est seulement en faisant évoluer nos institutions culturelles, en les recentrant sur la création (au sens le plus large du terme), en les ouvrant à de nouveaux publics, en développant de nouvelles formes de participation de ces publics que nous pourrons nous renforcer et nous préparer aux nouveaux défis qui s’annoncent dans un monde globalisé.

L’Europe fourmille de lieux et d’artistes qui participent activement à cette évolution. De Palerme à Helsinki, de Madrid à Riga, certaines maisons d’opéra font preuve d’une créativité impressionnante. Nous avons également l’exemple d’institutions culturelles qui se sont transformées et régénérées ces dernières années : la Tate Modern, le Philharmonique de Berlin et le London Symphony Orchestra, certains festivals ou compagnies de théâtre et de danse montrent qu’il est possible de prendre dès maintenant des orientations stratégiques qui permettent de surmonter la crise, d’explorer de nouveaux modèles économiques, d’ouvrir de nouvelles voies associant de très hautes ambitions et une saine gestion.

La question du dialogue entre les cultures fait partie de ces nouveaux défis : très souvent, nos institutions culturelles n’ont guère été préparées à intégrer cette dimension, si ce n’est à la marge de leurs activités. Dans un monde globalisé, ce repli est-il encore tolérable ? N’avons-nous pas à inventer de nouveaux rapports entre artistes venus d’horizons différents, entre traditions culturelles et créations ? Ne faut-il pas repenser, par exemple, le rapport de l’Europe et de la Méditerranée en termes de création artistique, d’échanges culturels, de formation, de circulation des (jeunes) artistes et des productions ?

L’opéra, riche de sa longue tradition européenne, ne gardera du sens que s’il s’ouvre à d’autres cultures. Un opéra européen recroquevillé sur son passé perdrait très vite son impact. Mais les apports de grands artistes venant d’autres horizons, les métissages et les circulations le rendront d’autant plus créatif et pertinent au XXIe siècle. Les créations de George Benjamin et Pascal Dusapin, Patrice Chéreau et Michael Haneke, Katie Mitchell, Anne-Teresa De Keersmaeker, William Kentridge et bien d’autres nous invitent à refonder notre rapport à la nature, à l’autre sexe, aux autres cultures, à notre histoire, au quotidien, aux réalités lointaines ou virtuelles… La confrontation à ces nouvelles formes de création peut changer notre rapport au monde.

Plus que jamais, nous avons besoin de décloisonner. Le monde de l’éducation éprouve un besoin criant de présence et de pratique artistique : un artiste en résidence dans une école, c’est une promesse d’un enseignement plus ouvert et plus efficace. Le monde culturel a également tout intérêt à nouer des partenariats dynamiques avec le monde associatif ainsi qu’avec le monde économique.

Depuis des années, je suis avec attention le travail d’artistes qui, à l’instar de Thierry Thieû Niang, recomposent des liens avec des enfants, des adolescents, des personnes âgées, des autistes, des prisonniers, des femmes et des enfants de communautés issues de l’immigration. Ce qui ressort de ces projets, ce ne sont pas seulement des créations artistiques exemplaires, c’est un sentiment de dignité retrouvée. L’opéra et la pratique artistique ont clairement un rôle à jouer dans le domaine de la citoyenneté et de la lutte contre l’exclusion.

La «crise» met en danger nombre d’institutions culturelles, partout en Europe. Mais la culture est avant tout une chance pour la France, pour l’Europe et un investissement sur le long terme. Au cœur de nos villes, les maisons d’opéra contribuent directement à la vitalité du tissu économique local. Une enquête récente menée autour de l’impact économique du festival d’Aix-en-Provence montre un retour de 10 euros pour chaque euro investi par les pouvoirs publics.

Dans le Dérèglement du monde, Amin Maalouf écrit : «Considérer la culture comme un domaine parmi d’autres, ou comme un moyen d’agrémenter la vie pour une certaine catégorie de personnes, c’est se tromper de siècle, c’est se tromper de millénaire. Aujourd’hui, le rôle de la culture est de fournir à nos contemporains les outils intellectuels et moraux qui leur permettront de survivre, rien de moins.»

Trop souvent, c’est encore la vue à court terme qui domine. Mais cette pensée à court terme n’est-elle pas la cause première de la plupart des maux qui frappent la planète ? Qu’il s’agisse d’économie, d’environnement, d’éducation ou de culture, seules des visions à long terme pourront apporter les réponses dont notre monde a besoin.

Par Bernard Foccroulle Directeur du Festival international d'art lyrique d'Aix-en-provence, ambassadeur culturel européen 2013

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