L’ouverture lui réussissait, pourquoi l’Inde est-elle redevenue protectionniste en 2018 ?

L’Inde est aujourd’hui la plus protectionniste des grandes économies, et elle l’était bien avant la récente hausse des droits de douane de Donald Trump. Généralement élevés, les droits de douane indiens dépassent 50 % pour de nombreux biens (produits agricoles, voitures, alcool…). Il y a peu, les autorités ont de surcroît introduit, sur un large éventail de biens, des barrières douanières non tarifaires arbitraires : les quality control orders ou « ordres de contrôle de la qualité ».

Pourquoi ce protectionnisme ? On serait tenté de répondre que la plupart des pays qui ont connu le joug colonial éprouvent une aversion naturelle et justifiée envers les capitaux et les produits étrangers, qui ont participé à leur appauvrissement. Ce serait oublier que bien d’autres pays victimes de la colonisation se sont hardiment lancés dans la mondialisation, dont ils ont fait un moteur de développement.

Le Mexique, par exemple, a profité de l’accord général sur les droits de douane et le commerce (GATT), qu’il a rejoint en 1986, puis de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) avec les Etats-Unis et le Canada, qu’il a conclu en 1992, pour poursuivre ses réformes économiques mais aussi politiques, et tourner la page du système du parti unique. En Asie, le Vietnam, qui a été dévasté par la France, ravagé au napalm par les Etats-Unis, puis envahi par la Chine, a promptement repris son élan et tiré parti de la mondialisation pour connaître une réussite économique fulgurante.

Changement de cap

L’expérience chinoise est encore plus frappante. En 2001, la Chine s’est engagée à ouvrir son économie lors des négociations d’adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Elle a profité de cette dynamique pour réformer plus profondément le pays : elle s’est servie de la menace représentée par la concurrence étrangère pour démanteler les entreprises inefficaces et accentuer la pression concurrentielle sur les sociétés d’autres secteurs. Une politique inimaginable en Inde.

Le passé colonial de l’Inde ne peut donc expliquer son protectionnisme d’aujourd’hui. Considérons plutôt trois points-clés de l’histoire de l’Inde indépendante. Tout d’abord, entre 1950 et 1980, l’Inde s’est quasiment coupée du commerce international, enregistrant une croissance faible (environ 1,5 % du produit intérieur brut, PIB, par habitant) et des taux de pauvreté élevés (supérieurs à 50 %).

A partir de 1980, plus précisément après la libéralisation radicale de 1991, et jusqu’à la fin de la crise financière mondiale de 2007-2008, l’économie indienne a ensuite connu une croissance vertigineuse (environ 4,5 % du PIB par habitant) et une chute sans précédent de la pauvreté (qui est passée à près de 10 %). Pendant toute cette période, les exportations indiennes de services mais aussi de produits manufacturés ont affiché une croissance à deux chiffres – seuls la Chine et le Vietnam ont fait mieux.

Troisième point, dans les Etats indiens qui s’étaient intégrés à l’économie mondiale en exportant des produits manufacturés (Haryana, Maharashtra et Tamil Nadu), des services (Karnataka et Andhra Pradesh) ou de la main-d’œuvre (Kerala), la croissance et le développement étaient supérieurs à ceux qui étaient restés repliés sur eux-mêmes (Uttar Pradesh et Bihar).

Pourtant, en 2018, l’Inde a changé de cap : délaissant le consensus national en faveur d’une ouverture lente mais constante, le gouvernement a décidé d’ériger de nouvelles barrières, et sapé les bases de sa réussite. Pourquoi ? Est-ce parce que, contrairement à d’autres pays qui ont aussi subi la colonisation, l’Inde ne réussit pas à dépasser son passé ?

Selon les mots de l’ancien premier ministre réformateur Manmohan Singh, le pays est resté « sous l’emprise de la peur de la Compagnie britannique des Indes orientales, comme si rien n’avait changé en trois cents ans ». Soulignons que si c’est le BJP [extrême droite nationaliste hindoue] qui a opéré le récent virage protectionniste, le Parti du Congrès, qui a présidé à la croissance et à l’ouverture du pays pendant trois décennies, a, lui aussi, tourné le dos aux réformes et à la mondialisation.

Cette évolution tient peut-être au fait qu’un grand nombre de pays se replient sur eux-mêmes depuis la crise financière de 2008. En outre, de nombreux partis nationalistes et identitaires ont acquis une popularité et une légitimité politique. Ce nationalisme politique s’accompagne d’un nationalisme économique. C’est le cas de la Turquie, de la Hongrie, de la Russie, de la Chine et des Etats-Unis de Trump. Pourquoi l’Inde du premier ministre, Narendra Modi, échapperait-elle à cette épidémie ?

Aspirations séditieuses

Il se peut que les dirigeants politiques indiens pensent bon de s’appuyer davantage sur le marché intérieur. Ces nombreuses années de croissance ont nourri l’idée que l’importante classe moyenne indienne suffirait à susciter des investissements privés et à soutenir la croissance. Une idée en partie erronée, car la consommation indienne ne pèse pas lourd en comparaison avec le marché mondial.

C’est une chose que les Etats-Unis et l’Occident, après l’envol des inégalités et toute une série de difficultés déclenchées par des chocs économiques, se détournent du projet néolibéral. Mais l’Inde, elle, prend le même chemin alors qu’elle traverse la plus grande période d’essor économique de son histoire. Comme le politiste Devesh Kapur et moi-même le notons dans un livre à paraître sur l’Inde, dans cette période de croissance nourrie par l’ouverture, l’Inde s’est transformée pour le mieux : une économie dynamique ; une pauvreté réduite ; une amélioration du système éducatif ; la formation d’un véritable Etat-providence…

Mais, surtout, cette période d’épanouissement a favorisé la « révolution des attentes montantes », ce qui a permis à sa population de 1,4 milliard d’habitants de dépasser son manque d’assurance et son identité de civilisation blessée pour nourrir des aspirations séditieuses. Rassurons-nous toutefois : les pays ne cèdent pas facilement à la pulsion de mort. Comme l’écrivit au XVIIIe siècle l’économiste Adam Smith : « Il en faut beaucoup pour détruire une nation. »

Arvind Subramanian est membre du groupe de réflexion Peterson Institute for International Economics, à Washington, et ancien conseiller économique en chef du gouvernement indien. Traduit de l’anglais par Valentine Morizot.

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