L’Ukraine est déterminée à occuper sa place

C’est un combat politique et humain que les Ukrainiens ont remporté. Ils ont choisi la non-violence et la posture politique, l’occupation de la Cité. «Nous y sommes, nous y restons», me disaient les manifestants sur Maidan en décembre. Il suffisait de les voir, de les entendre, pour prendre la mesure de leur tranquille détermination à tenir debout jusqu’au départ de Viktor Ianoukovitch. Jamais un mot de trop, pas de haine, et une bonne dose de dérision sur eux-mêmes. Le plus remarquable dans l’attitude des Ukrainiens est leur lucidité sur ce qu’ils ont manqué, sur les erreurs de la coalition Orange après 2005, sur leur coupable inertie face à un régime incapable et corrompu, sur le rôle nuisible du pouvoir russe.

Conscients du peu d’estime qu’ils suscitaient chez nous en Europe, les citoyens d’Ukraine ont voulu une victoire totale, sans faux pas, sans esprit de revanche. Sous les drapeaux européen et ukrainien enlacés. Et à l’instant où les forces antiémeute reculaient, vendredi 21 février au matin, les leaders de l’opposition et du comité populaire Maidan entamaient un magistral travail parlementaire pour assurer une sortie de crise institutionnelle et pacifique. Ils ont su convaincre presque tous les députés, même ceux du Parti des régions de Ianoukovitch, de s’associer à ce travail. Ils ont su cibler les priorités : organiser des élections anticipées, destituer le Président en fuite, constituer un gouvernement de transition, mettre à pied les responsables des violences, remplacer le ministre de l’Intérieur, lancer une réforme immédiate de la justice. Et tout ceci en invitant à la retenue et en évitant règlements de comptes et dérapages. Les coupables seront jugés, mais ce n’est pas la tâche la plus urgente. Dès que le fabuleux palais de Ianoukovitch a été ouvert, un service d’ordre a assuré les visites et protégé les biens, désormais patrimoine national. Les Ukrainiens ont apporté la preuve qu’ils sont dignes de confiance.

L’assaut sanglant lancé contre la foule le 18 février a été la preuve irréfutable de la perte de légitimité et de légalité du régime Ianoukovitch. Les pays européens l’ont compris et ont envoyé une mission de bons offices, trois ministres déterminés à ne pas quitter la table de discussion sans avoir décroché un accord de cessez-le-feu et des mesures transitoires. Les chefs des diplomaties française, allemande et polonaise ont obligé Ianoukovitch à déposer les armes et à quitter le pouvoir. Même s’ils ne pouvaient exiger de l’homme qu’il signe lui-même sa chute, ils lui ont laissé entendre qu’il lui faudrait trouver une sortie rapide. Viktor Ianoukovitch a d’ailleurs demandé une pause pour téléphoner à Vladimir Poutine (le ministre polonais Sikorski en a rendu compte plus tard). Pourtant, le despote ukrainien a encore clamé sa légitimité pendant sa fuite le 22 février et s’est dit victime d’un «coup d’Etat par des bandits». C’était le chant du cygne.

La façon dont un régime se termine, et un nouveau s’installe, tient une place déterminante dans la constitution d’une légitimité nationale et d’une reconnaissance internationale pour l’avenir. Les combattants de Maidan, et des autres villes qui se sont soulevées jusqu’à Kharkov dans l’est du pays, ont assuré à la nation une dignité et une force indiscutables. La victoire contre le régime a été obtenue au prix d’une centaine de tués et de centaines de blessés. Simplement parce que Ianoukovitch s’est accroché au pouvoir, et a donné l’ordre de tirer. Il l’a fait après s’être assuré du soutien russe dans le choix de la solution de force pour mettre fin aux manifestations. C’est à cette condition que Moscou acceptait de «lâcher» une nouvelle tranche du fameux paquet de 15 milliards de dollars en rachat de bons du Trésor ukrainiens par la Russie.

Il n’y a pas eu de guerre civile en Ukraine, et il n’y aura pas d’éclatement dramatique du pays. A aucun moment une partie de la société ne s’est attaquée à une autre partie de la société. Les combats ont été initiés par les forces antiémeute, lourdement armées, qui avaient pour ordre de mettre fin à l’occupation du centre de Kiev. Il faudrait une intervention directe des forces armées russes pour qu’un scénario violent se profile de nouveau. Une telle intervention est improbable. Le gouvernement et les forces armées russes sont trop prudents pour s’engager dans des combats qu’ils ne sont pas sûrs de remporter.

Après avoir annoncé la guerre civile qui allait dévaster l’Ukraine, les mêmes détracteurs de la société ukrainienne, en Russie comme chez nous, annoncent la partition du pays, en insistant sur les effets terribles d’un éclatement, avec le rattachement à la Russie de certaines provinces. Les plus modérés parlent de «fédéralisation», sans que l’on comprenne ce que cela signifierait pour un pays où les régions ont déjà une assez large autonomie. Bien sûr, l’Ukraine est un pays vaste et différencié. Les habitants de Kiev, Donetsk ou Lvov vivent sans doute dans des réalités différenciées. Mais un pays comme la France ne connaît-il pas une diversité au moins égale ? La province où Moscou encourage le séparatisme est la péninsule de Crimée, rattachée en 1954 à la République soviétique d’Ukraine. Elle bénéficie déjà du statut de république autonome et peut le conserver sans quitter l’Etat ukrainien. Quant à la base militaire de Sébastopol, Kiev ne mettra pas immédiatement en cause le bail accordé à la Russie.

L’argument qui rassemble tous les esprits férus de realpolitik est que la Russie doit conserver le contrôle géopolitique de l’Ukraine, et des autres pays de «l’entre-deux», comme la Géorgie, la Moldavie, la Biélorussie, pour maintenir les équilibres historiques. Vingt-cinq ans après la chute du Mur, et dix ans après l’adhésion à l’UE des pays d’Europe centrale anciennement satellisés par l’URSS, il paraît incongru d’espérer une nouvelle partition du continent entre une sphère russe et une sphère européenne. Car la supposée neutralité d’un grand Etat comme l’Ukraine signifie, dans le système présidé par Poutine, une souveraineté limitée et la soumission aux intérêts de la classe dirigeante à Moscou. Les effets néfastes de la souveraineté limitée, illustrée par les chars russes à Prague en 1968, et aussi la guerre de 2008 en Géorgie, ne sont plus à démontrer. L’Ukraine peut trouver sa place en Europe tout en maintenant des liens forts avec la Russie, d’égal à égal, et même entraîner les Russes dans son sillage.

Marie Mendras, politologue au CNRS, responsable de l’Observatoire de la Russie au Centre d’études et de recherches internationales (Ceri) Sciences-Po.

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