L’Ukraine et le respect du droit international

L’interdiction du recours à la force dans les relations internationales est un principe fondamental du droit international contemporain. Le respect de l’intégrité territoriale des Etats revêt la même importance. Il en va de même pour la non-intervention dans les affaires internes des autres Etats, bien qu’il soit reconnu que le respect des droits fondamentaux de la personne humaine n’est plus aujour­d’hui une question qui relève du domaine réservé des Etats.

Si l’on examine l’intervention russe en Crimée, république autonome au sein de l’Ukraine, force est de constater que l’action du Kremlin est contraire au droit international. C’est ce que les capitales occidentales rappellent avec force et vigueur tous les jours depuis le début de la présence des troupes russes dans l’ensemble de la péninsule au bord de la mer Noire. Seulement voilà, les accusateurs font-ils preuve de cohérence? Ce sont les mêmes qui ont encouragé par tous les moyens la sécession du Kosovo, soutenu celle du Soudan du Sud, utilisé la force sans autorisation du Conseil de sécurité et mené une politique qui a conduit au fractionnement de facto de l’Irak, de l’Afghanistan et de la Libye.

Après l’annonce du parlement de la Crimée d’organiser un référendum pour décider du sort du territoire et le rattacher à la Russie, Washington et Bruxelles se sont empressés de déclarer son illégalité, car «contraire à la Constitution de l’Ukraine et au droit international». Le problème est que, si l’on suit les arguments américains, britanniques, français et allemands employés il n’y a pas si longtemps pour justifier la sécession du Kosovo, on arrive à des conclusions qui rendent surprenant l’émoi de ces gouvernements aujourd’hui. Lorsque le parlement du Kosovo a déclaré l’indépendance, ces mêmes gouvernements ont affirmé que la violation de la Constitution de la Serbie était sans pertinence et que le droit international ne prohibait pas les déclarations unilatérales d’indépendance. C’est la conclusion que ces Etats ont obtenue de la Cour internationale de justice dans son avis consultatif sur la déclaration d’indépendance du Kosovo. Le gouvernement de Vladimir Poutine les paie aujourd’hui avec la même monnaie. Si la déclaration unilatérale du parlement kosovar faisant sécession de la Serbie n’était pas illicite, pourquoi le serait celle du parlement criméen se séparant de l’Ukraine? La contradiction est encore plus flagrante dans le cas du gouvernement britannique. Tout en se refusant à régler diplomatiquement le différend avec l’Argentine au sujet des îles Malouines, il a organisé, l’année dernière, un référendum pour que ses 1500 citoyens qui résident dans l’archipel «décident» de son sort. Alors même que la plupart d’entre eux ne sont même pas nés aux Malouines et y sont arrivés il y a moins d’une dizaine d’années. Seul le Canada a reconnu la validité de ce choix très particulier. Avec quelle autorité Londres pourra-t-il critiquer la tenue d’un référendum en Crimée?

Plus spécifiquement dans le cas de l’Ukraine, tant les Etats-Unis d’Amérique que l’Union européenne n’ont pas caché leur soutien aux manifestants de Maïdan et aux forces d’opposition. Il s’agit aussi d’une violation au principe de non-intervention. La présence d’éléments extrémistes anti-russes et antisémites au sein du gouvernement provisoire, l’abolition de la langue russe comme l’une des langues officielles du pays – alors qu’elle est parlée par une large partie de sa population –, les sérieuses accusations selon lesquelles les victimes des tirs à Maïdan – qui ont précipité le départ du président élu – furent l’œuvre de francs-tireurs à la solde de certains éléments de l’oppo­sition n’ont pas ému les capitales occidentales. Si l’ingérence russe est inadmissible, l’ingérence américaine et européenne l’est tout autant.

Les contradictions en politique internationale et le mépris pour le droit international quand cela arrange les intérêts des uns ou des autres ont un prix. Les capitales occidentales sont restées désarmées face à la Russie. Pas militairement ou économiquement. Il s’agit d’un désarmement moral. A force d’ignorer les règles de base qui régissent les relations internationales en invoquant de faux arguments juridiques ou en prétendant que les actions en question «ne constituaient pas de précédents», à force de favoriser le morcellement des Etats, d’imposer une culture de la force dans les relations internationales, ceux qui prétendent représenter les valeurs démocratiques sur la scène internationale ont fini par affaiblir l’ossature du droit international et le système de sécurité collective. Si, au début de ces pratiques, les gouvernements en question réussissaient à mobiliser les opinions publiques, sous couleur de la promotion des droits humains et de la fin des régimes dictatoriaux, ils ne parviennent plus à les tromper aujourd’hui. Les résultats accablants de ces politiques sont à la vue de tous.

Il est grand temps de changer de cap. Il ne s’agit pas du retour aux réflexes de la Guerre froide, mais de celui du respect du droit international. Plus d’invocations biaisées de prétendues exceptions, plus d’ignorance des principes fondamentaux grâce auxquels la société internationale a péniblement élaboré un corpus de règles qui a permis l’universalisation et la démocratisation du système juridique international. Une véritable communauté internationale et un système de sécurité collective ne peuvent être fondés que sur la base du respect mutuel des règles. Ne pas le faire quand cela l’arrange et demander à l’autre de le faire quand cela n’arrange pas ce dernier implique de revenir non pas à l’époque de la Guerre froide, mais à celle de l’époque précédant le Congrès de Vienne, il y a deux siècles, où seuls les rapports de force décidaient du destin du monde.

La crise ukrainienne ne se réglera pas à coups de sanctions d’un côté et de représailles de l’autre. Elle devra trouver une issue dans la prise en compte du droit international, y compris les droits des minorités, et des intérêts des parties concernées. Cela comporte le respect de l’unité et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine, le respect de l’autonomie de la Crimée et plus généralement des droits des minorités russophones sur l’ensemble du pays, accompagnés de garanties adéquates, la tenue d’élections sous surveillance internationale pour normaliser la vie politique ukrainienne, le respect de la présence navale russe en Crimée en conformité avec les accords préalablement conclus, si nécessaire assortie d’un prolongement temporel, et l’engagement de tous les Etats tiers et de l’Union européenne au respect strict du principe de non-intervention.

Marcelo Kohen, professeur de l’Iheid .

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