L’Ukraine vaut mieux qu’une partie de dominos

Le destin de l’Ukraine est-il européen? Sans aucun doute. L’Ukraine fait-elle partie intégrante du monde russe? Ce n’en est pas moins certain. Et pourtant, depuis son indépendance en 1991, tout se passe comme si la jeune mais grande nation (46 millions d’habitants) était sans cesse contrainte de choisir son camp.

C’est que, si l’Ukraine est l’un des Etats les plus peuplés de notre continent, elle en est aussi l’un des plus divisés et des plus vulnérables. Schématiquement, sa population se divise en trois parts presque égales: L’est industriel et minier ainsi que la Crimée et la région d’Odessa au sud sont habités principalement de Russes de souche et de russophones, naturellement attachés à la grande Russie voisine, dont aucune frontière ne les a séparés pendant longtemps. L’ouest, autrefois sujet de l’empire austro-hongrois, est le berceau d’une Ukraine farouchement attachée à sa langue et à sa culture; on s’y sent plus proche de Varsovie ou de Berlin que de Moscou. Le nord et le centre du pays, où se trouve aussi la capitale Kiev, sont occupés par une population mixte, qui parle indistinctement les deux langues et oscille tantôt vers les uns tantôt vers les autres.

L’Ukraine est le pont naturel entre l’Europe centrale et le monde russe. Dans les langues slaves, le mot même «kraina», sur lequel est formé le nom de l’Ukraine, est synonyme de région limitrophe et désigne une marche de l’espace de peuplement slave. Kiev fut la première capitale de la Russie et, sous les tsars, l’Ukraine était baptisée Petite Russie, mais elle s’est aussi souvent confondue avec la Pologne ou la Lituanie. Bien plus qu’une ligne de démarcation, comme les aiment tant les stratèges de la Guerre froide et leurs héritiers actuels, l’Ukraine est un espace frontière, une région poreuse aux limites mouvantes dans l’histoire, une terre de rencontre où l’Europe centrale et l’Europe orientale se mêlent et se superposent parfois.

Faut-il dès lors absolument que l’Ukraine ­bascule dans une alliance exclusive? Qu’elle appartienne aux uns pour s’opposer aux autres? Qu’elle soit dans l’OTAN contre la Russie, ou associée à cette dernière face à l’Union européenne? Qu’elle renie une partie de son identité ou de son histoire?

Depuis la sortie de l’Ukraine de l’Union soviétique, en 1991, c’est ce à quoi les puissances étrangères cherchent obstinément à la contraindre. Les premiers à s’y essayer furent les dirigeants de l’OTAN et l’administration Bush durant les premières années de la décennie 2000. Cherchant à profiter de la faiblesse de la Russie, ils tentèrent de pousser les limites de l’Alliance atlantique jusqu’aux frontières mêmes de la Russie en incorporant l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie en son sein. Cette politique conduisit à la guerre de 2008 entre la Géorgie et la Russie et déboucha sur un fiasco. Nulle part les Occidentaux n’ont répondu sérieusement aux attentes et aux espoirs qu’ils avaient suscités. Tous les régimes pro-occidentaux parvenus alors au pouvoir ont depuis lors été défaits dans les urnes. Pire, cette stratégie a convaincu le régime russe d’être l’objet d’une tentative de siège et d’agression à peine camouflée, auquel il a répondu par un soupçon obsessionnel de manipulation et de subversion, un autoritarisme renforcé et une politique offensive de défense de ses intérêts dans les pays voisins.

Dans ce contexte, le projet de traité d’association proposé par l’Union européenne à l’Ukraine et à trois autres ex-républiques soviétiques souffre des mêmes travers et est empreint des mêmes soupçons. On invite l’Ukraine à se rapprocher du marché unique et à adapter ses standards à ceux d’une économie compétitive et moderne: personne ne peut y trouver à redire. Mieux encore, on veut, par cet accord d’association, favoriser l’émergence et l’épanouissement des valeurs et des institutions démocratiques symbolisées par l’Union. Bravo! Qui n’éprouverait donc pas d’empathie à la vue des dizaines de milliers de manifestants massés sous la bannière bleue étoilée pour crier leur ras-le-bol de la corruption et d’une économie sous la coupe des oligarques?

Mais cet accord n’est pas un choix de civilisation. C’est d’abord une alliance économique et douanière. Sa signature par l’Ukraine implique d’énormes difficultés et sacrifices. On comprend en effet que les dizaines de millions d’Ukrainiens représentent un marché supplémentaire intéressant pour les exportations de l’Union, particulièrement par les temps qui courent. Mais on peut craindre à l’inverse que l’industrie ukrainienne ne soit pas de taille à affronter cette concurrence, ni en Europe, ni sur son propre marché intérieur. L’adaptation sera brutale et coûteuse: des dizaines de milliers d’emplois, pour le moins, sont appelés à disparaître. Selon le patronat ukrainien, des dizaines de milliards seraient nécessaires pour atténuer le choc attendu. Etranglée par la dette, l’Ukraine n’est pas parvenue à payer ses factures de gaz russe et se voit menacée de devoir désormais payer mensuellement et par avance. Elle doit au surplus trouver dans les mois qui viennent plus de 15 milliards de dollars pour faire face à ses prochaines échéances. Le FMI exige enfin d’elle une série de mesures supplémentaires, dont une augmentation du prix de vente de l’énergie aux consommateurs allant jusqu’à 40%. L’Union est-elle prête à aider financièrement l’Ukraine à affronter cette période de transition? Est-elle prête à assurer l’approvisionnement en énergie ou à le cofinancer? Souhaite-t-elle réellement offrir aujourd’hui aux Ukrainiens un accès à son marché du travail, ou pour le moins leur permettre aussitôt de voyager sans visa? Offre-t-elle au moins la perspective à terme d’une intégration complète? Est-elle disposée en somme à reprendre et d’assumer le rôle que la Russie exerce envers sa voisine? A toutes ces questions, la réponse est la même. Et si le gouvernement de Viktor Ianoukovitch n’inspire pas la plus grande des sympathies, on peut aisément comprendre qu’il hésite à entraîner son pays dans pareille aventure. Elle lui serait certainement fatale lors des prochaines élections de 2015.

L’Union européenne n’a pas les moyens de sa politique. Elle n’est pas prête à assumer la responsabilité des espoirs disproportionnés qu’elle suscite dans une partie de la population ukrainienne. Elle sous-estime dangereusement le déni identitaire qu’elle provoque dans l’autre. Elle mène ici une guerre d’influence, économique et géopolitique, dont chacun sent qu’elle est davantage fondée sur l’hostilité à la Russie que sur un véritable partenariat et sur la reconnaissance d’une Ukraine composite, dont le «métissage» russo-européen est une chance et non un risque. Cette attitude n’est qu’un avatar de la Guerre froide et met l’Ukraine dans une perpétuelle impasse.

Les pères de la construction européenne ont autrefois misé sur l’institution entre les ex-adversaires de relations d’interdépendance. Ce qui fut probant après la Deuxième Guerre ne le serait sans doute pas moins après la troisième (froide). C’est à l’établissement d’une stratégie globale avec le monde russe, fondée sur la confiance, l’interdépendance et la défense d’intérêts communs, que l’Union européenne doit ­travailler. Sans vainqueurs ni vaincus. L’Ukraine y trouvera tout naturellement sa place. Elle en sera même un pivot.

Eric Hoesli, journaliste.

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